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Toute la contrée fumait des ravages de l’incendie ; la destruction heureusement avait été trop hâtive pour être complète. Les monceaux de blé ne brûlèrent qu’au sommet, les toits des habitations s’écroulèrent sur des amas de provisions que les Grecs eurent la satisfaction de retrouver intactes. On marcha en avant, poussant devant soi sans relâche les bandes qui continuaient de dévaster le pays. Ces bandes ne tenaient nulle part, mais il était impossible de les joindre et de s’opposer à leurs ravages. De Thapsaque au gué d’Eski-Mossoul, sur le Tigre, on compte environ 320 kilomètres ; pareille distance ne se parcourt pas en moins de quinze étapes. Pour se porter avec ses bagages d’un fleuve à l’autre, l’armée grecque suivit probablement la vallée creusée par le Khaboras, large affluent qui se jette dans l’Euphrate à quelques lieues au-dessous de Thapsaque, au gué de Kerkémish ; tout fait présumer qu’elle traversa le Khaboras, non loin de sa source, au-delà du château actuel de Khabour. Il lui fallut ensuite longer la rive droite de l’Hermas pour gagner une des routes qui conduisent aujourd’hui les caravanes d’Orfa ou celles de Nisibin à Mossoul.

L’Euphrate ne ressemble guère à ce farouche Araxe dont nous parle le poète : il ne s’indigne point pour un ou deux ponts qu’on lui impose ; n’essayez pas d’assujettir vos barques ou d’affermir vos pilotis sur le Tigre. Nul fleuve en Orient ne roule sur son lit de graviers et de pierres polies un flot plus impétueux. Le Tigre a la rapidité de la flèche ; son nom même l’indique, car il lui vient d’un mot qui signifie flèche en Perse. La vitesse de son cours, de Mossoul à Bagdad, est évaluée à près de 6 milles marins à l’heure. Les compagnons de Xénophon renoncèrent à passer ce torrent à gué. Serrés entre le Tigre et les monts des Carduques, ils jugèrent impossible de recommencer là ce qu’ils avaient fait à Thapsaque. Le fleuve était tellement profond qu’une pique y disparaissait tout entière. Un gué n’est aujourd’hui réputé praticable pour la cavalerie que lorsque la profondeur n’excède pas 1m,20 ; au delà de 0m,90, l’infanterie peut se trouver en danger ; 0m,70 suffisent pour arrêter de l’artillerie. Alexandre envoya quelques cavaliers sonder le passage ; les chevaux eurent bientôt de l’eau jusqu’au poitrail. Arrivés au milieu du fleuve, l’eau leur monta jusqu’au cou ; ils n’en réussirent pas moins à prendre pied sur la rive opposée sans qu’un seul d’entre eux eût été entraîné par le courant. L’opération était périlleuse. Qui eût osé dans l’armée d’Alexandre la déclarer d’avance impraticable ? On se prépara sur-le-champ à la tenter. Le roi voulut marcher en personne à la tête de l’infanterie. Montrant de la main le gué à ses soldats, il descendit le premier dans le fleuve. Sur l’autre bord on apercevait au loin la cavalerie de Mazée. Si le lieutenant de