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paraissent accréditer davantage de jour en jour les notions positives, ce sont encore des idées obscures et des mots mal définis qui remuent l’âme de la plupart des hommes et qui s’imposent à eux comme les mobiles de leurs actions ; combien plus grande encore et plus étendue devait être dans l’antiquité la puissance de ces idées confuses et de ces images sans réalité, alors qu’une rare élite, encore mal pourvue d’instrumens de recherche et d’analyses, s’essayait avec une généreuse hardiesse à penser clairement et librement[1] !

Ce qui ajoutait encore au prestige de cette illusion et ce qui contribuait à la perpétuer, c’est qu’elle était favorisée par plusieurs des sentimens qui font le plus honneur à la nature humaine. Ce culte des morts nous étonne ; il est tout près de nous scandalises par son matérialisme naïf ; mais cherchez-en le sens et l’inspiration première, vous y trouverez le souvenir et le regret des affections perdues et des tendresses brisées par la séparation suprême ; vous y trouverez la reconnaissance des enfans pour les parens qui les ont engendrés et nourris, la gratitude que les vivans doivent à cette longue suite d’ancêtres dont l’effort laborieux a créé tous les biens dont jouit le présent. Sans doute il y avait, dans ces rites de la religion funéraire, un élément périssable que le progrès de la raison devait frapper de désuétude, et nous pouvons être tentés de sourire quand nous voyons l’Égyptien ou le Grec se donner tant de peine pour abreuver de sang, de lait ou de miel les mânes de ses aïeux ; mais, à tout prendre, l’un et l’autre, dans leur simplicité, devinaient une vérité qu’est souvent impuissant à saisir de nos jours ce que l’on appelle l’esprit révolutionnaire, avec son puéril et brutal dédain du passé ; ils sentaient profondément, à leur manière, l’étroite solidarité qui relie les unes aux autres toutes les ; générations humaines. Avertis par le cœur, ils avaient ainsi devancé les résultats auxquels la pensée moderne est conduite par l’étude attentive et réfléchie de l’histoire. La philosophie tire aujourd’hui de cette conviction raisonnée et des conséquences qu’elle comporte. le principe d’une haute moralité ; bien avant qu’elle y songeât, déjà cette idée et les sentimens tendres et respectueux qu’elle provoque

  1. M. Herbert Spencer, dans l’ingénieuse et subtile analyse qu’il présente de ce qu’il appelle les idées primitives, nous avertit aussi de ce qu’elles offrent d’incohérent et souvent de contradictoire entre elles ; mais il montre en même temps, par plusieurs exemples bien choisis, que l’esprit même des peuples civilisés, tout autour de nous, admet encore et fait vivre ensemble, sans paraître s’en douter, des conceptions logiquement tout aussi inconciliables que plusieurs de celles dont la coexistence nous étonne chez les anciens ou chez les sauvages. L’habitude rend l’esprit insensible à ces contradictions qui frappent l’observateur placé à distance. (The Principles of sociology, t. I, p. 119 et 185.)