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trop attendre les morts dans leur tombe, ils s’irritaient et se vengeaient de leurs souffrances ; malheur à la famille qui ne savait pas intéresser ses morts à sa durée et les associer ainsi à ses prospérités, malheur à la cité qui se rendait coupable de cette imprudence[1] !

Ces croyances paraissent donc avoir été communes à tous les peuples anciens pendant cette première période de leur existence dont les commencemens se dérobent dans la nuit des temps antérieurs à l’histoire ; par l’empire qu’elles ont exercé sur les âmes, ce sont elles qui, de l’Inde à l’Italie, ont coulé dans le même moule et marqué d’une même empreinte toutes les institutions primitives du droit public et privé. Nous n’avons, à ce propos, qu’a renvoyer au beau livre de M. Fustel de Coulanges, la Cité antique[2].

Avec les siècles, le développement de la pensée religieuse suggéra des croyances plus hautes et plus relevées ; les progrès de l’esprit scientifique tendirent à rendre de plus en plus étrange et inadmissible l’idée de cet être qui n’est ni mort ni vivant, de cette ombre impalpable et toujours près de s’évanouir que défendent mal contre l’anéantissement des alimens qui risquent toujours de lui manquer. L’expérience se prolongeait ; ses résultats s’accumulaient ; il devenait de plus en plus évident que la mort, non contente d’arrêter le jeu des organes, en a bientôt dissous et décomposé dans la tombe tous les élémens ; on devait, à mesure que le temps s’écoulait, avoir plus de peine à comprendre la nature de ce simulacre placé en dehors des conditions normales de la vie, de ce je ne sais quoi qui n’était pas un pur esprit et que ne supprimait pourtant pas la destruction des organes.

Il semble donc, au premier abord, que l’observation et la logique auraient dû conduire de bonne heure à l’abandon d’une théorie qui nous paraît aujourd’hui si puérile et si grossière ; mais, maintenant même, combien il est restreint le nombre des esprits qui ont le goût et le besoin des idées claires ! Dans un temps où le perfectionnement des méthodes et la diffusion de la culture intellectuelle

  1. Il suffit de lire les orateurs attiques pour voir quelle prise ces opinions avaient gardée sur l’âme populaire, au temps même de Démosthène. Demandaient-ils la validation d’une adoption contestée, ils signalaient les dangers qui menaçaient Athènes dans le cas où elle laisserait une famille s’éteindre sans que des mesures eussent été prises pour remédier à la défaillance des héritiers du sang ; il y aurait alors quelque part, dans une tombe négligée, des morts qui ne verraient point venir le pieux hommage des offrandes funéraires ; ils s’en prendraient à la cité tout entière, complice par son arrêt de cet abandon et de cet oubli. Cet argument et d’autres semblables ne nous paraissent pas avoir une grande valeur juridique ; mais le talent d’un Isée savait en tirer des effets d’audience auxquels il revenait trop souvent pour n’avoir pas été très assuré de leur succès. (Voir G. Perret, l’Éloquence politique et judiciaire à Athènes ; les Précurseurs de Démosthène, p. 359-364.)
  2. Septième édition, 1879.