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au très curieux ouvrage que M. Welschinger vient de publier sous le titre de : Théâtre de la révolution.

Il existe donc un théâtre de la révolution ? Sans doute ; et dont l’histoire est singulièrement instructive, si la valeur littéraire en est nulle. Un théâtre qui ne compte pas moins de mille ou douze cents pièces, et de toute sorte, pour dix ans seulement de temps ; un théâtre à qui ni les auteurs, ni le public n’ont manqué, — je dis pas un seul jour ; un théâtre unique enfin dans l’histoire du théâtre pour la fidélité lamentable avec laquelle il a reflété, du 14 juillet 1789 au 18 brumaire an VIII, le langage, les mœurs, les passions du temps. C’est qu’à vrai dire, l’homme est un étrange animal, et le Français surtout, pour la facilité qu’il a de s’accommoder aux circonstances, ou plutôt d’adapter ces circonstances elles-mêmes, si tristes qu’elles soient, à son éternel besoin de jouir. Nous nous construisons, à distance de perspective, une histoire idéale de la période révolutionnaire ; et, parce que de grands événemens en occupent le premier plan, parce que le drame est dans les assemblées et la tragédie sur la place publique, parce que l’émeute est dans les rues de la grande ville, la guerre intestine dans les provinces, la guerre étrangère presque sur toutes les frontières à la fois, involontairement, nous sommes tentés de hausser le ton, et nous voilà tous, comme l’historien latin, écrivant à la manière noire : Opus aggredior opimum casibus, atrox præliis, discors seditionibus, ipsa etiam inpace sævum. Et comment croire en effet que, sous la menace perpétuelle, hier de la violence populaire, aujourd’hui de la guillotine officielle, demain de l’invasion ennemie, la vie ne fût pas comme interrompue ? Cependant il n’en est rien, et non-seulement la vie suit son cours ordinaire, mais peut-être qu’on ne s’est jamais rué plus étourdiment au plaisir que dans quelques-unes des années qui se sont écoulées de 1789 à 1800. Si de certains historiens en étaient crus, jamais peut-être le commerce de la gueule, comme disaient énergiquement nos pères, n’aurait connu de plus heureux jours, ni réalisé de plus copieux bénéfices que dans les premiers jours de la révolution[1] ; la galanterie n’aurait jamais tendu ses filets plus nombreux ou plus dorés qu’au temps de la constituante, si ce n’est au temps du directoire ; et pour à convention, savez-vous en quelles années les théâtres ont donné le plus de nouveautés ? Je viens de relever les chiffres dans le livre de M. Welschinger : c’est en pleine Terreur, c’est en 1793 et 1794. Je trouve pour l’année 1790 une vingtaine de pièces : mais j’en compte pour 1793 une quarantaine, une cinquantaine en 1794 : et quand j’arrive à 1799, le total tombe à la douzaine. Là-dessus, n’allez pas croire que ce soient toutes pièces d’actualité, comme nous disons. Il y en a quelques-unes, et le moyen qu’il en fût autrement ? Mais après Buzot, roi du Calvados,

  1. E. et J. de Goncourt, la Société française pendant la révolution.