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partis ont fait des gardes des sceaux sortis de leurs rangs les instrumens dociles des caprices de quelques députés usant de leur toute-puissance pour la satisfaction de leurs rancunes. Nous avions protesté sous les ministères de droite. Que dirons-nous aujourd’hui que le scandale est tout autre ? Il n’est pas admissible qu’un membre de l’une des chambres, porté tout d’un coup à la chancellerie par le flot de la politique, devienne à la fois le chef et le maître de la magistrature, que dans son passage de quelques semaines ou de quelques mois en l’hôtel de la place Vendôme, sans conseil, sans appui, sans contrôle, sans autres lumières que ses propres passions, il puisse, selon les hasards de la mort ou de la limite d’âge, disposer des plus grandes charges de l’état, et en investir à jamais ses amis et ses créatures.

Nul ne peut méconnaître ce mal. Nous ne faisons aujourd’hui qu’en ressentir les premières atteintes sans en mesurer encore toute l’étendue. Les désordres du « service civil » aux États-Unis pourraient seuls en donner l’idée. Des centaines de fonctionnaires arrivant avec un ministre et tombant avec lui, un continuel travail d’épuration fondé sur la défiance et la délation, et dans cet incessant va-et-vient d’un personnel mobile, chaque parti, chaque groupe, chaque fraction offrant des cadres tout prêts qui cherchent les moyens de supplanter les titulaires au profit de leurs ambitions : telle est l’image que nous offre l’Amérique. Ses plus vifs admirateurs l’avouent et en gémissent. Nous n’éviterons ces abus qu’en dressant autour des fonctionnaires de tous ordres les conditions techniques les plus propres à les défendre. Si nous n’y prenons garde, un changement de cabinet et de politique atteindra bientôt dans le fond des provinces, après le juge de paix, l’agent-voyer et le facteur rural. N’hésitons pas du moins à sauver de cette anarchie les corps judiciaires.

Trois moyens se présentent d’arracher la magistrature à l’action excessive du pouvoir exécutif : l’élection, la cooptation, les présentations. L’école radicale propose l’élection populaire ; bien plus, elle l’impose au nom des principes ; à l’entendre, le peuple est l’unique source des pouvoirs ; il faut aller puiser dans son sein l’autorité nécessaire aux jugemens ; si on hésite, elle rappelle les délibérations de la constituante et ferme la bouche à ceux qui hasardent des objections en déclarant que la démocratie veut des juges élus et que les esprits timorés qui le contestent méconnaissent la condition essentielle des gouvernemens populaires, Nous avons eu occasion de dire pourquoi l’idée de justice nous paraissait exclusive de l’idée d’élection. L’indépendance du juge nous semble aussi incompatible avec le rôle précaire du candidat qu’avec les inquiétudes du titulaire qui voit approcher la date de