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Et cet acte dont dépendent la vie, l’honneur, les intérêts les plus sacrés des citoyens sera irrévocable, et celui qui l’aura accompli ne sera l’objet d’aucune responsabilité effective. « Il est hors d’exemple, dit le duc de Broglie[1], qu’un ministre de la justice ait été poursuivi pour avoir fait un mauvais choix ; il n’est même guère concevable qu’il puisse l’être. Lorsque le mauvais choix est fait, les convenances ne permettent pas d’en faire un sujet de discussion à la tribune ou dans les journaux. » Et l’ancien président du conseil déclare qu’il a vu, dans sa carrière politique, « des choix répréhensibles, des choix de parti, des choix très révoltans, » sans que personne ait pu s’en plaindre publiquement. Il nous montre le ministre assailli de demandes, ne connaissant pas la centième partie des juges lorsqu’il arrive à la chancellerie, excité par des amis politiques, poussé par tout le monde, retenu par personne, « maître d’en faire à sa tête et d’agir comme bon lui semble, sans contrôle de la part de qui que ce soit ; » il se demande enfin s’il est possible de croire que le ministre soit suffisamment éclairé, libre de résister aux sollicitations, aux importunités, qui l’accablent.

Quelle vérité dans ce tableau ! Et combien il est devenu plus frappant encore depuis quelques années ! Une révolution avait changé tous les parquets, un gouvernement régulier a fait rentrer la plupart des magistrats et, selon le vent des majorités, quatre fois en dix ans, des orages ont passé sur les corps judiciaires en renouvelant les parquets à ce point que la politique semblait avoir créé un roulement dans le personnel amovible. Jamais l’esprit de sollicitation ne s’est donné telle carrière : il en est arrivé à inventer de nouveaux moyens d’assiéger la chancellerie. On a vu des députations entières s’assembler pour se rendre auprès du ministre, afin d’obtenir une nomination ou d’arracher avec non moins d’ardeur une destitution. Lorsque les députés étaient à bout d’efforts, l’un des groupes politiques se mettait en mouvement ; dans les grandes circonstances, les trois groupes de la majorité déléguaient leurs présidens pour signifier au cabinet que toute hésitation hâtait sa chute. Quelle obstination ou plutôt quelle fermeté de conscience ne fallait-il pas déployer pour résister à tant de manœuvres ! Avec un garde des sceaux prêt à obéir aux menaces, il n’était plus besoin de tant de façons : les vœux étaient exaucés aussitôt que formés ; les députés se faisaient comprendre d’un signe ; ils n’avaient plus à se déranger, et leurs souhaits étaient accueillis dans les couloirs mêmes du Palais-Bourbon. Ainsi se perfectionnait le système décrit jadis par le duc de Broglie ; il avait peint un ministre de la justice disposant, dans son omnipotence, du sort de la magistrature : les

  1. Vues sur le gouvernement de la France, p. 148.