Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 43.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon mari me mande que vous êtes maigre et au régime. Êtes-vous réellement bien guéri, mon cher enfant ? Soignez-vous, ne couchez pas sans feu comme vous fesiez par négligence l’année dernière et ayez toujours une tisane rafraîchissante dans votre chambre. Moi, le grand médecin de Nohant, je vous traiterais ex professo. Que deviennent donc tous les malades du village depuis que je ne suis plus là pour les guérir ou pour les tuer ? Je vous dirai en confidence que j’ai eu ici l’occasion d’exercer mes talens auprès de qui ? Je vous le donne en cent ! Auprès de Mme P…, mon implacable ennemie. La malheureuse femme vient de faire un triste voyage à Paris, pour enterrer un fils de vingt ans. Elle était mourante de douleur lorsque le hasard m’a fait connaître sa situation, j’y ai couru sur-le-champ, je l’ai trouvée entourée de jeunes gens qui pleuraient leur camarade et s’affligeaient qu’il n’y eût pas une femme auprès de la mère désolée. J’ai passé la nuit sur une chaise auprès d’elle. Une triste nuit ! mais lorsqu’elle m’a reconnue et qu’abjurant son aversion, elle m’a remerciée avec élan, j’ai éprouvé combien la vengeance noble, celle qui consiste à rendre le bien pour le mal, est un sentiment pur et doux. Nous nous sommes quittées très réconciliées. Je parierais bien qu’à La Châtre et à Nohant surtout, ma conduite passerait pour un trait de folie. N’en parlez pas, mais si on en parle et qu’on m’accuse encore pour cela, laissez dire. Je m’en bats l’œil.

Je ne crois pas, mon cher enfant, à tous les chagrins qu’on me prédit dans la carrière littéraire où j’essaye d’entrer. Il faut voir et apprécier quels motifs m’y poussent et quel but j’y poursuis. Mon mari a fixé ma dépense particulière à 3,000 francs. Vous savez que c’est peu pour moi qui aime à donner et qui n’aime pas à compter. Je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quelques profits, et, comme je n’ai nulle ambition d’être connue, je ne le serai point. Je n’attirerai l’envie et la haine de personne. La plupart des écrivains vivent d’amertumes et de combats, je le sais, mais ceux qui n’ont d’autre ambition que celle de gagner leur vie vivent à l’ombre et paisiblement. Béranger, le grand Béranger lui-même, malgré sa gloire et son éclat, vit retiré et à part de toutes les coteries. Ce serait bien le diable si un pauvre talent comme le. mien ne pouvait se dérober aux regards. Le tems n’est plus où les éditeurs fesaient queue à la porte des écrivains. La chose est renversée, et de tous les états le plus libre et le plus obscur peut-être est celui d’auteur, pour qui n’a pas d’orgueil et de fanfaronnade. Quand on vient donc me dire que la gloire est un chagrin de plus que je me prépare, je ne puis m’empêcher de rire de ce mot, qui n’est pas heureux et de tous ces lieux-communs qui ne sont