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A Monsieur Jules Boucoiran.


Nohant, mercredi 3 décembre 1830.

J’ai bien tardé à vous remercier de votre lettre et de vos olives, mon cher enfant. J’étais au lit quand j’ai reçu tout cela, et depuis près de quinze jours je suis sur le flanc, ayant tous les jours de gros accès de fièvre et souffrant des douleurs atroces dans toutes les entrailles. J’ai d’abord pensé que c’était une fièvre inflammatoire ; Charles a décidé que c’était une affection rhumatismale. Depuis trois jours je suis sans fièvre, grâce au sulfate de quinine, et mes douleurs commencent aussi à se calmer. J’espère qu’avec du temps, de la patience et de la flanelle, j’en verrai la fin.

Vos olives sont restées plusieurs jours à La Châtre ; elles étaient adressées à M. Daudevert, que personne ne connaissait. Enfin on s’est douté chez Brazier que ce pouvait bien être nous qui nous appelions de la sorte. Elles sont en très bon état, et chacun les trouve excellentes. J’en mangerais bien si on me laissait faire ; mais j’en suis au bouillon de poulet et au sirop d’orgeat. Je vous remercie de cet envoi, mon cher enfant. Qu’avez-vous fait de votre colique ? Dans votre seconde lettre vous ne m’en parliez pas, j’en conclus que vous étiez guéri. Dieu le veuille !

Si vous aimiez les complimens, je vous dirai que vous m’avez écrit une lettre vraiment remarquable de jugement, d’observation, de raisonnement et même de style ; mais vous m’enverriez promener. Je vous dirai donc tout bonnement que vos réflexions me paraissent justes et que j’ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en tremblant et sans y avoir confiance vous-même. Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est sans moyens et sans mœurs. Pour lui, c’est aussi, je crois, un être fort ordinaire, qui n’a point de vices ni de défauts choquans. Sa physionomie (car vous savez que je tiens à cet indice), promet de la franchise et de la douceur. Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait déclarations, protestations, et supplications à la pauvre enfant, qui ne doute pas plus de leur solidité que de la clarté du soleil. Et pourtant depuis son départ (au mois d’août je crois), il n’a pas donné signe de vie à la famille ; quand on questionne l’autre qui est resté à Paris et qui est (je le crois bien, entre nous) l’amant en titre de la mère, il répond par des balivernes. Je pense que le monsieur était sincère aux pieds de la jeune fille. Comment eût-il pu ne pas l’être ? Elle est charmante de tous points. Mais à peine éloigné, la froide raison (des raisons d’intérêt, sans doute, car on m’assure qu’il a de la fortune, et elle n’a rien),