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Emilie, Casimir, Hippolyte et nous tous, vous embrassons tendrement.


A Monsieur Jules Boucoiran. Paris.


Nohant, 20 juillet 1830.

Mon cher enfant, où êtes-vous ? Je vous écris à Paris, ne sachant si vous en êtes parti. Je pense que non, puisque vous m’aviez promis de venir me voir aussitôt votre retour au pays, et je ne vous vois point arriver. Dernièrement, Mme Saint-Agnan me mandait qu’elle vous voyait souvent. Pourquoi ne m’écrivez-vous pas ? Je sais que vous vous portez bien, que vous avez conservé l’habitude de cette gaîté bruyante que je vous connais. Mais ce n’est pas assez : je veux que vous bavardiez un peu avec moi et que vous me racontiez ce que vous faites et ce que vous ne faites pas. Moi, je ne vous dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit à Nohant, le mardi ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi et ainsi de suite. L’hyver ou l’été apportent seuls quelque diversion à cet état de stagnation permanente. Nous avons le sentiment ou mieux la sensation du froid et du chaud pour nous avertir que le tems marche et que la vie coule comme l’eau. C’est un cours tranquille que celui qui me mène, et je ne demande pas à rouler plus vite. Mais vous, dans ce grand et fatiguant Paris, comment prenez-vous le fardeau de l’existence ? Ah ! qu’il est lourd à porter, quand il fait un tems chaud, qu’on a des cors aux pieds et de longues courses à faire ! Je m’y suis amusée ou amusé (comme votre sublime exactitude grammaticale l’entendra). Mais je suis bien aise d’être de retour. Arrangez cela comme vous voudrez. J’en conclus que je me trouve bien partout, grâce à ma haute philosophie ou à ma profonde nullité. Il me semble que vous aimiez assez notre vie paisible, vous êtes fait pour cela, et vous avez une tournure faite exprès pour le grand canapé somnifère de mon silencieux salon. Ne viendrez-vous pas bientôt y lire les journaux ou vous y enfoncer dans une de ces léthargies demi-méditatives, demi-ronflantes que vous faites si bonnes et si longues ? Il me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, et de vous morigéner par-ci par-là avec toute l’autorité que mon âge vénérable et mon caractère grave me donnent sur votre folâtre jeunesse. En attendant que j’aie ce plaisir, écrivez-moi, sans quoi nous nous fâcherons.

Bonsoir, mon cher fils, je suis toujours à moitié aveugle, c’est pour qu’il ne me manque aucune des infirmités dont l’imbécillité se compose. Cela ne m’empêche pas de vous aimer tendrement. Quand vous viendrez, demandez, je vous prie, à Mme Saint-Agnan