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vous seriez beaucoup moins sévère pour eux sans cesser d’être rigidement vertueux pour vous-même.

Considérez que vous avez vingt ans et que la plupart des gens dont les travers vous choquent ont vécu trois ou quatre fois votre âge, ont passé par mille épreuves dont vous ne savez pas encore comment vous sortiriez, ont manqué peut-être de tous les moyens de salut, de tous les exemples, de tous les secours qui pouvaient les ramener ou les préserver. Que savez-vous si vous n’eussiez pas fait pis à leur place, et voyez ce que c’est que l’homme livré à lui-même ? Observez-vous avec sévérité, avec attention pendant une journée seulement, et vous verrez combien de mouvemens de vanité misérable, d’orgueil rude et fou, d’injuste égoïsme, de lâche envie, de stupide présomption, etc., sont inhérens à notre abjecte nature. Combien les bonnes inspirations sont rares, et comme les mauvaises sont rapides et habituelles ! C’est cette habitude qui fait que nous ne les apercevons pas, et que pour ne pas nous y être livrés, nous croyons ne les avoir pas ressentis. Demandez-vous ensuite d’où vous vient le pouvoir de les réprimer, pouvoir qui vous est devenu aussi une habitude et dont le combat n’est plus sensible que dans les grandes occasions. C’est ma conscience, direz-vous. Ce sont mes principes. Croyez-vous que ces principes vous fussent venus d’eux-mêmes sans le soin que votre mère et tous ceux qui ont travaillé à votre éducation ont pris à vous les inculquer ? Et maintenant vous oubliez que ce sont eux qu’il faut bénir et glorifier, et non pas vous, qui êtes un ouvrage sorti de leurs mains ! Ayez donc plutôt compassion de ceux à qui le secours a été refusé et qui, livrés à leur propre impulsion, se sont fourvoyés sans savoir où ils allaient. Ne les recherchez pas, car leur société est toujours déplaisante et peut-être dangereuse à votre âge, mais ne les haïssez pas, et vous verrez en y réfléchissant que la bienveillance, qu’on appelle communément amabilité, ne consiste pas à tromper les hommes, mais à leur pardonner.

Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit tout ce que j’en pensais la première fois, et je n’ai rien à y changer. Vous convenez que vous avez tort et vous me promettez de changer cette bienveillance outrée en une douceur plus noble et dont on sentira le prix davantage. Je vois bien que les élémens sont bons en vous, mais le raisonnement est souvent faux, et c’est un grand mal quand on s’encourage soi-même à se tromper.

Adieu, mon cher enfant, je vous attends, venez le plus tôt que vous pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfans et moi vous embrassons affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie.

Avez-vous reçu votre gilet ?