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jeunesse, du temps où elle parcourait à cheval la distance qui sépare Poullan de Pen-march, et de sa vie silencieuse dans son manoir perdu, où les journaux n’arrivent que rarement, où l’on n’a d’autre visite que celle de « ces messieurs prêtres. » Elle n’a aucun besoin de confortable, et vit de sa terre, qui lui donne tout en nature. Quand, par hasard, il lui faut trouver de l’argent comptant, elle vend quelques pins aux marchands de Pont-Croix, qui viennent les abattre et paient soixante francs un arbre bien portant et poussé à belle hauteur. Et tandis qu’elle parle et que nous retraversons les bois, je remarque trois squelettes d’arbres fraîchement coupés, prosternés mélancoliquement dans la bruyère…

Quel paisible retour dans la chênaie déjà assombrie, où les glands mûrs tombaient de temps en temps avec un bruit léger ! Et quel bon souper nous attendait à la rentrée ! Dans la salle à manger aux murs blanchis, la table recouverte d’une nappe éblouissante était dressée. La servante apportait des assiettées de crêpes, du beurre battu dans l’après-midi, de beaux fruits qui n’avaient certes pas mûri dans l’humide verger de Kervenargan. L’hôtesse nous versait du vin d’Espagne dans de vieux verres de cristal à facettes, qui devaient être contemporains des girondins. — Et tout en levant mon verre pour trinquer à l’hospitalité bretonne, je me disais que la visite de la Payse et la nôtre avait dû fortement déranger l’équilibre du modeste budget du manoir, et je songeais involontairement aux trois grands pins fraîchement abattus, qui gisaient là-bas dans l’herbe du bois…

La nuit était venue. Il a fallu prendre congé de notre cordiale hôtesse. Tristan avait positivement des larmes dans la voix. La Payse, toujours moqueuse, l’a tiré par la manche, au moment où nous étions déjà dans la cour :

— Ah ! çà, lui a-t-elle demandé, et Jemima ? .. que lui dirai-je de votre part quand je la reverrai ?

Tristan a froncé le sourcil. — Laissez-moi, a-t-il répondu, en grognant, il y a des momens où il faut savoir se taire !

Tout à son émotion nouvelle, il s’est enfoncé dans l’obscurité de l’avenue, hâtant le pas et frottant ses yeux mouillés.


22 septembre.

Ce matin, par un temps gris, nous avons quitté Douarnenez, le cœur gros et le regard mélancolique, en compagnie de trois paysagistes et de deux jeunes savans qui ont passé leur été à étudier les annélides et les zoophytes sur les côtes de Bretagne. Nous rentrons tous à Paris, mais auparavant nous comptons visiter Quimper, Concarneau et Quimperlé. Tristan monte le premier dans le break, la