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unes leurs jupes, les autres leurs pantalons, se sont mis en devoir de passer à gué la grève limoneuse, pleine de flaques miroitantes. Force nous était d’en faire autant. Tristan s’est déchaussé, et voyant la répugnance de Jemima à patauger dans la vase, il lui a héroïquement proposé de la porter sur son dos, ce qu’elle a fini par accepter. Voilà donc mon ami s’arc-boutant contre un rocher et présentant ses robustes épaules à la jeune artiste, qui s’y accroche en rougissant et le plus chastement qu’elle peut. Puis Tristan se met en marche, clopin-clopant, tenant ses souliers dans ses mains et arrondissant son dos sous le poids de Jemima. Dans la pénombre crépusculaire, le groupe formait un ensemble de lignes tellement drôles que la Payse et moi nous éclations de rire. Je proposai à cette dernière de lui rendre le même service.

— Jamais de la vie ! s’est-elle écriée, le spectacle que nous contemplons suffit pour m’ôter le goût d’une pareille traversée… Je préfère marcher…

Elle s’est déchaussée, j’en ai fait autant, et quand Tristan, après avoir déposé son précieux fardeau sur la jetée, s’est retourné tout essoufflé, il nous a aperçus sur ses talons. Il parait qu’il avait eu un moment peur d’être obligé de porter aussi la Payse, car en la voyant barboter dans l’eau, sa figure a eu une éloquente expression de soulagement.

— Quoi ! s’est-il écrié en s’épongeant le front, vous êtes venue à pied ? .. C’est très bien, cela, mademoiselle, je vous en fais compliment de tout mon cœur !


18 septembre.

Depuis deux jours le vent souffle en tempête et soulève les eaux de la baie. Les nuits surtout sont terribles. Les rafales balaient le port et les rues avec une violence enragée ; on-dirait qu’elles prennent les maisons corps à corps et veulent les jeter bas. Les volets claquent, les fenêtres s’ouvrent d’elles-mêmes, les ardoises des toits volent en éclat, et les clameurs lamentables de l’ouragan nous empêchent de dormir. Ce matin, de gros nuages ventrus et plombés fuient dans le ciel avec une hâte furibonde ; la mer, moutonnante et blanche d’écume, bondit contre les rochers avec un bruit de tonnerre. Sur le sentier qui domine la plage, les coups de vent sont si violons qu’on a peine à se tenir debout. Les vagues sont énormes. A chaque instant, des paquets de mer sautent par-dessus le parapet de la jetée de Rôs-Meur et viennent s’écraser bruyamment sur les dalles. Les barques ne sont pas rentrées depuis avant-hier ; la baie, déserte et houleuse, a un aspect tragiquement sauvage.

Sous les futaies de Ploa-Ré, où nous nous réfugions pour trouver