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celui-ci, qui est charmant… Tu feras une bonne action et tu auras un compagnon pour ta solitude.

Mon ami a eu d’abord la mine embarrassée de quelqu’un qu’on met au pied du mur, puis, clignant de l’œil du côté de Jemima qui s’éloignait :

— Mon cher, a-t-il répondu en grognant, on ne peut pas courir deux lièvres à la fois… En ce moment mon cœur est occupé d’un autre côté…

Il a descendu rapidement la falaise et s’en est allé rejoindre Jemima, tandis que l’enfant, les yeux toujours fixes et les mains immobiles, regardait sans bouger notre groupe décroître au bas du coteau…

Quelle douce paix lumineuse tombait sur la lande ce jour-là, et quelles bonnes heures nous y avons passées à errer le long des sources, à travers les vergers à demi sauvages des fermes éparses dans la solitude ! Nous ne pouvions assez ouvrir les yeux pour admirer les délicates colorations de la terre et de l’eau : — le bleu sombre et velouté de la montagne de Loc-Ronan, le lilas rosé du Méné-hom, les nuances vert argenté ou gris bleuté de la mer. La baie était tantôt enveloppée d’une brunie blanche, tantôt ensoleillée, et quand le brouillard s’enlevait un moment, nous apercevions entre deux buées les voiles des barques, les unes d’un blanc éclatant, les autres d’un roux orange, glissant sur l’eau moirée.

Nous ne sommes rentrés qu’au crépuscule. Au loin, devant nous, l’aiguille du clocher de Ploa-ré sortait du vert sombre des arbres, au-dessus des façades blanches de Douarnenez ; les trembles et les pins de l’allée Sainte-Croix bordaient l’horizon d’une ligne dentelée, descendant de l’église de Ploa-ré jusqu’aux falaises du Riz ; puis tout s’évanouissait dans une gaze brumeuse à travers laquelle le soleil couchant transparaissait comme une grosse lune empourprée.

Dans le port de Tréboul, les barques qui rentraient s’enlevaient vigoureusement, avec leur mâture et les silhouettes de l’équipage, sur la mer d’un violet foncé ; de temps en temps, le choc d’une rame semait dans l’eau assombrie et résonnante des éclaboussures d’argent fondu. A l’avant du bac plein de passagers, une jeune femme debout détachait le profil de son buste et de sa tête énergique et fière, inconsciemment posée dans une attitude sculpturale.

La mer était déjà très basse et le bac a dû s’arrêter sur la plage de l’île Tristan, où le passeur nous a débarqués, nous laissant le soin de traverser, comme nous le pourrions, la grève à demi submergée qui nous séparait encore du pierre de Douarnenez.

Nos compagnons du bac, sardinières et pêcheurs, retroussant les