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un certain étonnement causé par l’absence de Tristan. Quant à la Payse, elle me tend la main, et me montrant d’un clignement d’yeux les encours de Kératry : — Hein !? me dit-elle, est-ce assez désert ici ? On se sent à la fais pénétré d’humidité et de mélancolie. Vous avez bien fait d’arriver, nous tournions au saule pleureur… C’est d’une belle sauvagerie, mais c’est trop triste, et ça vous ôte tout courage pour travailler ! ..

Ce premier effet de la nature cornouaillaise sur les étrangers, sur les femmes et les Parisiennes principalement, est très caractéristique, C’est un peu, à rebours, l’impression que doit faire notre vie turbulente et fiévreuse sur les Bretons jetés tout à coup en plein Paris. Ici, les nouveaux venus sont pris d’une nostalgie sourde. Ces grands espaces silencieux sans culture et sans villages, cette verdure sombre et profonde, ces sources qui coulent de toutes parts avec un bruit de sanglots, cette population effarouchée et grave, qui parle une langue inconnue et se méfie de l’étranger : tout cela agit sur les organisations nerveuses, à la façon d’une musique en mineur, lente et trop continuellement plaintive. C’est une brume mélancolique tombant goutte à goutte set qui finit par vous pénétrer jusqu’aux moelles.

Le soleil couchant allongeait déjà les ombres des chênes sur les prés, où un ruisseau bouillonnait au sortir d’une écluse rustique, et où vaguaient deux chevaux à demi sauvages. En face de nous, au revers d’une colline, le village du Jug s’estompait d’une vapeur bleuâtre, dans laquelle des linges séchant sur des haies piquaient des notes Manches. La Payse et Jemima ont plié bagage ; on a fixé, à l’aide d’une courroie, les boîtes et les châssis sur le dos de leur petit page en haillons, et nous sommes revenus vers Douarnenez à travers le plateau.

Sur le plat de la colline, le pays est très couvert. Les manoirs s’y succèdent enfouis dans les chênaies et Les châtaigneraies : — Kérillis, Kerdouarnec, Coat-an-aec, — on dirait que, pareils aux paysans bretons, ils cherchent à se dérober aux regards des étrangers. Pour les voir, il faut plonger dans des chemins creux, s’enfoncer sous des futaies d’où l’on aperçoit tout à coup la tourelle grise d’un pigeonnier, et d’où l’on entend l’aboiement inhospitalier des chiens de garde. Au sortir du manoir de Kerdouarnec, nous tombons sur une solennelle et sinueuse allée de trembles qui aboutit à l’église de Ploa-Ré. Le gazon, déjà semé du feuillage blanchâtre des trembles, amortit le bruit des pas ; l’allée prolonge ainsi pendant un quart d’heure ses files d’arbres à mine sévère, et cette avenue silencieuse, avec le cimetière de Ploa-Ré au bout, achève de nous noyer de mélancolie.

Nous ne rentrons qu’à la nuit close, au moment où la cloche de