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sacrifice antique. Puis il en distribue les fragmens aux convives, et remplit leurs verres avec l’air de leur dire : « Prenez, ceci est ma chair ; buvez, ceci est mon sang. » Les convives affamés et pressés de repartir souhaiteraient un peu moins de cérémonie ; le seul Tristan, qui marivaude avec Jemima, ne trouve pas le temps long.

Enfin nous pouvons quitter Audierne, et l’omnibus gravit pesamment une montée en plein soleil. A mesure que nous avançons, la route est plus aride, la campagne se dénude et se dépeuple. Les arbres deviennent rares, rares aussi les habitations. Du bout de son fouet, le conducteur me montre la flèche d’un clocher dans un pli de terrain : c’est Saint-Tugean, dont le patron fut ermite, puis abbé à Primelin. Le saint a sa statue dans cette église, et il est représenté tenant une clé pointue. Le jour du pardon, le recteur pique avec cette clé des centaines de petits pains, et le pain une fois piqué peut se conserver des années sans moisir.

— J’en ai vu de ce pain, affirme le brave Breton en fouaillant ses chevaux ; on l’a enfermé dans un coffre à côté d’un michon que n’avait pas touché la clé ; je ne mens pas, monsieur ! le pain non béni s’est moisi du jour au lendemain ; l’autre est resté des années sain comme l’œil, et quand on le présente à un chien enragé, le chien se sauve ainsi qu’un damné… Voilà la vraie vérité, monsieur. Je ne mens pas !

Tout en l’écoutant, je regarde vers la gauche : la terre s’est soudain échancrée, et voici un coin de la baie d’Audierne qui apparaît à l’horizon. Sous le soleil qui tombe d’aplomb, les vagues bleues scintillent comme si des milliers de sardines y frétillaient à fleur d’eau. Plus nous montons, plus le site devient désert. Çà et là, encore quelques champs pierreux, ceints de murs bas en blocailles, puis le blé noir disparaît pour faire place aux ajoncs. A Lescoff, le dernier village avant d’arriver à la pointe, quelques femmes filent au fuseau, accroupies au long des masures ; nous les questionnons ; elles lèvent une tête effarée et disparaissent brusquement sous les porches noirs de leurs logis en ruine. Des bandes d’enfans déguenillés suivent notre voiture au pas de course. Voici maintenant qu’à droite comme à gauche se montre la mer lumineuse, et, debout au milieu d’une bruyère rase et roussie, se dresse toute blanche la tour d’un phare. La grande voix de l’océan se fait entendre de partout, et nous apercevons les formidables dents grises des rochers du Raz, devant lesquels le phare se tient comme une mystérieuse sentinelle surveillant les plaines de la mer.

Un des gardiens du sémaphore s’offre à nous guider, car le chemin commence à devenir difficile. La terre se rétrécit à vue d’œil, les flots de la baie d’Audierne et ceux de la baie des Trépassés