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un vaste dolmen dont la plate-forme est composée de quatre pierres massives… »

— Eh bien ! j’irai voir ce dolmen, tandis que tu feras porter nos bagages à la voiture ; puis, comme je n’ai pas suffisamment admiré le Creizker, je pousserai à pied jusqu’à Saint-Pol, où je t’attendrai devant la cathédrale.

C’est convenu ; mais auparavant il faut avaler une dernière pilule amère. Comme, dans notre enthousiasme irréfléchi, nous avons loué ici pour quinze jours, il nous faut payer un dédit à notre hôtesse, et nous ne nous en tirons pas à moins de quarante francs. C’est raide, pour une chambre occupée vingt-quatre heures ; Tristan est indigné ; néanmoins, malgré ses protestations, il faut fouiller à l’escarcelle.

— O poétique Bretagne ! s’écrie-t-il en agitant les bras ; puis il s’éloigne à grandes enjambées.

Resté seul, je me demande comment je passerai mon temps jusqu’au départ de la voiture, c’est-à-dire jusqu’à quatre heures, et je m’informe de nouveau s’il n’y a rien de curieux à voir à Roscoff.

— Si, monsieur, il y a le figuier du juge de paix.

Dans un pays dépourvu d’arbres, il paraît qu’un figuier passe pour une curiosité. Soit, allons le voir… Une vieille fileuse, encore alerte malgré son embonpoint et ses soixante ans, s’offre à me conduire jusqu’à l’enclos des Capucins, où se trouve cette merveille, et je la suis, tout en m’attendant à une nouvelle déception.

L’enclos est une dépendance d’un ancien couvent exproprié en 1790. Je pénètre par une porte basse dans une cour de ferme entourée de hauts murs et abritée par une ceinture d’ormes dont le vent de mer a rasé les cimes obliquement, puis j’entre dans un jardin à demi sauvage, et tout à coup me voici en face d’un énorme massif de verdure qui a presque l’air d’un petit bois : c’est le figuier.

L’arbre a primitivement grandi contre un mur, mais le tronc, plein d’une sève robuste, a exécuté une formidable poussée contre les pierres, qui se sont disjointes et effondrées. Les branches vigoureuses se sont alors élancées dans toutes les directions ; elles forment maintenant trois profondes tonnelles qui rayonnent à droite et à gauche, couvrant de leurs bras noueux et de leur feuillée opaque un espace qui n’a pas moins de cent mètres de circonférence. L’armature de ce phénomène végétal est singulièrement puissante et membrue ; les branches se tordent en des milliers de nœuds inextricables et inclinent au loin à profusion leurs retombées de feuillage. Pour soutenir cette végétation plantureuse, il a fallu dresser des piliers de maçonnerie et des étais de fer ; l’arbre pousse toujours de nouvelles ramures, et avant peu il aura envahi tout l’enclos.