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Cette page est absolument héroïque ; en voici une seconde qui ne l’est pas moins, qui l’est peut-être davantage. C’est une lettre datée du 12 décembre, c’est-à-dire des dernières semaines de la retraite. Songez que celui qui l’écrit tient la plume en plein air par un froid de 25 degrés, que son uniforme tombe en loques, qu’il ressent peut-être les souffrances de la faim et qu’autour de lui la campagne est semée de morts et de mourans. Cependant il ne lui échappe pas une plainte, pas même une simple mention de ses souffrances, qu’il essaie même de faire disparaître sous les préoccupations que lui inspirent les êtres qui lui sont chers.


Je profite, ma chère Aimée, de l’estafette pour te rassurer sur la santé de ton Louis ; elle est, malgré la rigueur de la saison, très bonne. Tu trouveras mon écriture tremblée, je te jure par toi que la seule raison en est au froid qu’il fait, et que je sens d’autant plus que je t’écris en plein air pour ne pas manquer cette estafette. Desessart part demain pour Paris, il va bien. Beaupré, malgré son grand âge, s’en tire assez bien. Beaumont et les deux Fayet ne sont que fatigués. J’envoie mille baisers à mon excellente Aimée, qui est peut-être, à l’heure où je lui écris, dans les douleurs : puisse mon Aimée me donner un second fils ! Cependant, si c’est une fille, elle sera bien accueillie. J’envoie mille caresses à l’enfant chéri qui est Louis et à nos deux petites. Assure ta bonne mère de ma tendresse.


II

Il n’était pas aussi calme, on le sait, que nous le voyons s’efforcer de le paraître. Exaspéré par tout ce qu’il avait souffert et tout ce qu’il n’avait pu empêcher, il rentra en Pologne l’âme pleine d’une redoutable colère dont la prophétique apostrophe à Murat, à Gumbinnen, fut le gros coup de foudre et dont nous surprenons les sourds grondemens dans les lettres à la maréchale postérieures au retour. Ses ennemis s’aperçurent de cette irritation et en profitèrent sournoisement pour répandre les bruits les plus fâcheux sur son état d’esprit. C’est lui-même qui nous l’apprend par l’organe du général César de Laville dans la relation qu’il fit rédiger de la défense de Hambourg. « Tandis que M. le maréchal employait le temps, comme on l’a vu, aussi utilement et avec autant d’activité pour le bien du service (il s’agit des premières opérations entreprises sous le commandement du prince Eugène après le départ de Murat), ses détracteurs murmuraient à Paris que sa tête était dérangée. Cependant le prince vice-roi le chargeait des opérations les plus compliquées. Il eût été curieux, en remontant à la source, de trouver que partie de ces bruits se répétaient presque sous les yeux de ceux qui lui donnaient ces marques de