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notre humble avis, elle nous paraît se tromper sur l’interprétation qu’il faut donner de ces pressentimens. Ils signifiaient simplement, croyons-nous, que Davout augurait mal de la conduite de cette guerre, des chefs qui lui seraient donnés, des voies et moyens qui seraient employés ; quant à l’entreprise elle-même, nous sommes plutôt porté à penser qu’il en admettait la légitimité et la nécessité. Peut-être nous trompons-nous à notre tour, ce qui serait excusable, Davout ayant été le moins parleur des héros ; toutefois, nous soumettrons en toute déférence à l’auteur de ces Mémoires les très nombreuses raisons qui nous font penser ainsi. Et d’abord l’affection bien connue de Davout pour la Pologne. Nous avons dit dans une précédente étude l’opinion qu’il avait essayé de faire prédominer en 1807 et en 1808 dans les conseils de l’empereur et qu’il n’a pas tenu à lui que cet infortuné pays n’ait été reconstitué. L’estime qu’il avait réussi à gagner pendant son gouvernement de Pologne avait été si vive qu’il s’était formé un commencement de parti en sa faveur ; la politique de Napoléon avait coupé court aux espérances qu’il avait pu concevoir alors, mais ces espérances n’étaient peut-être pas si bien éteintes qu’il pût voir avec déplaisir une entreprise qui s’annonçait comme devant réaliser le projet qu’il avait lui-même recommandé. Tout le monde, en effet, pensait alors que la reconstitution de la Pologne était sinon l’unique, au moins le principal but de la guerre, et Napoléon lui-même autorisait à penser ainsi lorsqu’au début de la campagne, il la qualifiait de seconde guerre de Pologne. Il y avait de si fortes présomptions pour que Davout ne fût pas défavorable à la guerre que, dans l’entourage de l’empereur, nous apprend Ségur, on l’accusait ouvertement de l’avoir désirée et que les Polonais le considérèrent toujours comme un de leurs plus fermes appuis et lui restèrent constamment fidèles. C’est lui, en effet, qui, malgré l’opposition de Berthier, présenta à l’empereur les députés lithuaniens, et l’on sait l’amitié qui l’unissait à différens chefs de la Pologne, notamment au prince Poniatowski. Voici une seconde raison, moins forte que la précédente, mais quia cependant son prix. On connaît l’opinion que Ségur a exprimé dix fois au cours de son Histoire : si la guerre de Russie eût abouti, elle aurait eu pour résultat de mettre la civilisation européenne à l’abri de là catastrophe qui engloutit l’ancien monde. Eh bien ! cette opinion, nous voyons Davout l’exprimer par avance en termes presque identiques à ceux qu’emploiera Ségur. « Cette campagne n’aura pas été la moins extraordinaire de celles de l’empereur et la moins utile pour nos enfans, écrit-il de Wiazma à la maréchale ; cela les mettra à l’abri des invasions des hordes du Nord. » Enfin Davout considérait cette entreprise non-seulement comme légitime, mais comme possible, et c’est lui-même qui nous