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il constaterait avec surprise que les peuples ont changé d’humeur. Après les terribles commotions qui ont remué le monde, ils ne demandent plus des aventures et des spectacles, ils n’ont soif que de repos. Ce qui se passe en Orient les irrite et les inquiète, ils tremblent pour la paix générale et pour leur pot-au-feu. S’il ne tenait qu’à eux, Turcs, Grecs, Albanais seraient renvoyés dos à dos par le grand juge.

En 1827, les hommes d’état se laissèrent entraîner par les sympathies et les passions généreuses qui de proche en proche avaient gagné toute l’Europe. Aujourd’hui, tout au contraire, ils se montrent plus philhellènes que le commun des mortels. Je ne sais si nous sommes moins philanthropes que nos pères, mais à coup sûr nous sommes moins romantiques. C’est dans le cœur des diplomates que s’est réfugié le romantisme, et c’est une œuvre de haute poésie qui a été élaborée au congrès et à la conférence de Berlin. Jusqu’ici on jugeait que qui veut avoir part au bien de son voisin doit le prendre à main armée, payer de sa personne, courir les risques et périls de son entreprise. Les diplomates réunis à Berlin ont décidé que désormais il en serait autrement, que les Grecs ayant eu l’obligeante attention de ne rien prendre à la Turquie pendant qu’elle avait les Russes sur les bras, un trait de délicatesse si rare méritait récompense, qu’il fallait leur donner tout au moins la Thessalie et l’Épire, Larissa et Janina. Mais à peine eurent-ils rendu leur romantique sentence, ils s’aperçurent qu’elle causait partout plus d’étonnement que d’admiration et que l’opinion publique lui était peu favorable. Les uns répugnaient à admettre ce droit nouveau, ils pensaient avec inquiétude à l’usage qu’on en ferait dans la suite, aux conséquences que pourrait avoir un précédent si fâcheux. D’autres, prévoyant que la Turquie résisterait, craignaient que, sous prétexte de pacifier l’Orient, on n’y eût semé le vent et la tempête. Ceux même qui déclaraient tout haut que les Turcs auraient grand tort de ne pas se rendre à l’invitation qui leur était adressée, convenaient tout bas qu’ils avaient raison et qu’à leur place tout le monde en ferait autant.

Le comte de Saint-Aulaire disait un jour à Prokesch : « Les sottises sont faites pour que les hommes d’esprit les réparent. » Il faudra beaucoup d’esprit à la diplomatie pour réparer l’erreur qu’elle a commise. Elle a donné généreusement à la Grèce Larissa et Janina ; mais la Turquie ayant refusé de confirmer la donation, la Grèce s’arme jusqu’aux dents pour aller réclamer et conquérir de vive force ce qu’elle considère à juste titre comme son dû. Cette guerre qui s’annonce pour le printemps prochain inquiète vivement les diplomates ; ils sentent qu’on les en rendra responsables, ils s’appliquent à conjurer le fléau qu’ils ont déchaîné de gaîté de cœur. Ils prêchent aux Grecs la mansuétude, la longanimité, la patience ; ils leur disent : « Heureux les débonnaires et les pacifiques ! car ils hériteront de la terre ! » Ils les engagent à se