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capable de se prêter à toutes les combinaisons. » A cet égard, l’Autriche est aujourd’hui dans une meilleure condition ; elle peut faire fond sur le bon vouloir de la Prusse, et la Prusse ne se compose plus de 17 millions de Prussiens, elle représente 40 millions d’Allemands, sans compter qu’elle est gouvernée par le plus grand politique du temps présent. Ce n’est pas le baron de Haymerlé, c’est le prince de Bismarck qui s’est fait un plaisir de parer toutes les bottes de M. Gladstone et qui l’à empêché de rouvrir la question d’Orient.

Il faut avouer que Vienne était alors la seule capitale de l’Europe où l’on fît preuve de prévoyance et de conséquence dans la conduite. Partout ailleurs on jouait avec le feu, au risque de provoquer un incendie qu’on redoutait et qui n’était désiré qu’à Saint-Pétersbourg. Les trois puissances médiatrices favorables à la Grèce avaient envoyé leurs escadres pour imposer aux belligérans une suspension d’hostilités, qui ne profitait qu’à la Grèce écrasée et à bout de forces. Elles avaient donné aux chefs de ces escadres l’ordre de ne point s’occuper de politique ; elles leur avaient enjoint de se montrer partout et, s’il était possible, de ne rien faire du tout. Mais il est dans la nature des amiraux d’aimer à agir, et ils dépassent volontiers leurs instructions. L’amiral français disait en parlant de son collègue l’amiral anglais : « Les événemens dépendent d’un verre de plus ou de moins que boira Codrington. » Il faut toujours en pareil cas compter avec les accidens. L’accident qui se produisit s’appela la bataille de Navarin ; à propos de rien, on détruisit la flotte turque, et parmi ceux qui prirent part à ce coup de main, les uns le qualifièrent de glorieux exploit, les autres décidèrent « que c’était la plus grande infamie qu’on eût jamais commise. » Les amiraux, à qui on avait interdit de faire de la politique venaient de proclamer sans le vouloir et sans y penser l’indépendance de la Grèce. « Avant Navarin, disait Prokesch, les Grecs n’avaient en leur faveur que dix chances sur cent, ils en ont aujourd’hui soixante-dix contre trente. » Les puissances qui ont envoyé tout récemment des bàtimens de guerre devant Dulcigno se sont peut-être souvenues de Navarin, et elles ont usé de circonspection ; elles ont eu soin d’ordonner que les canons fussent chargés à poudre.

Prokesch et ses augustes patrons voyaient aussi de mauvais œil, comme on peut le croire, cette expédition de Morée que la France entreprit à la seule fin d’obliger les Égyptiens d’Ibrahim-Pacha à évacuer le Péloponnèse, et dans la charitable intention de mettre un terme à des massacres qui révoltaient l’Europe. Elle fit preuve en cette occasion du désintéressement le plus philanthropique ; mais c’est le sort de la philanthropie d’être toujours soupçonnée, toujours calomniée, et on ne manqua pas d’attribuer au cabinet des Tuileries d’ambitieux calculs qu’il ne faisait point. Le seul profit qu’il espérait était un peu de gloire, et les lauriers qu’on cueillit furent rares et un peu maigres.