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partout l’abondance, « des bergers et des laboureurs célébrant leurs hyménées, » que sais-je encore ? demandez au marquis de Condorcet, et rien enfin d’oublié dans le tableau que l’homme tel qu’il est, avec le vice originel de sa nature.

Car Massillon, après tout cela, ne pouvait manquer de donner dans la grande erreur du siècle. Prêtre et prêtre de l’Oratoire, élevé par conséquent dans la tradition du pur jansénisme, est-ce un si grand honneur pour lui de s’en être écarté ? Je l’ignore, mais ce que je constate, c’est qu’il s’en est écarté. On a vu comme il parlait des grands, « de cette garde d’honneur et de gloire dont la nature toute seule avait environné leur âme[1]. » Il ira plus loin encore, et ne craindra pas de nous montrer le vice venant corrompre la bonté de la nature : « Vous aviez reçu en naissant une âme si pudique. .. vous étiez né doux, égal, accessible…, vous aviez eu pour partage un cœur doux et sensible[2]. » Ce sont les mots que nous soulignons qui sont caractéristiques. Mais il ne manque pourtant jamais à saisir l’occasion de les placer. Ce n’est pas le sentiment d’une déchéance originelle qu’il s’efforce d’inculquer à son cher auditeur, mais, au contraire, il le rappelle avec insistance au souvenir de « ces sentimens de vertus naturelles, de ces impressions heureuses de régularité et d’innocence nées avec nous[3] » ; ou encore de « ce naturel heureux et presque de son propre fonds ennemi des excès et du vice[4]. » Certes nous voilà loin de Port-Royal, et bien loin, à ce qu’il semble, du temps où le plus savant parmi ces savans hommes, et non pas le moins exemplaire, écrivait dans la préface de sa belle Histoire des empereurs, cette phrase d’une humilité si sincère et d’une exagération si naïve : « Nous voyons dans Caligula, dans Néron, dans Commode et dans leurs semblables, ce que nous serions tous, si Dieu n’arrêtait le penchant que la cupidité nous donne à toutes sortes de crimes[5]. » Comparez les citations. N’avons-nous pas le droit de dire que, si Massillon n’ose pas ouvertement contester ce que le christianisme a nommé la déchéance originelle de l’homme, et que si d’ailleurs, quand la nécessité de l’application l’exige, il semble revenir à toute la sévérité du jansénisme, cependant, chemin faisant, dans ce fonds de corruption, il découvre tant de semences de vertu, tant de germes de sensibilité, tant de commencemens heureux, qu’en vérité, n’était le frein de l’orthodoxie qui le bride, il serait tenté de

  1. Sur le respect que les grands doivent à la religion.
  2. Sur l’enfant prodigue.
  3. Sur le délai de la conversion.
  4. Sur les dispositions à la communion.
  5. Le Nain de Tillemont.