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les leçons de la piété monacale comme de vives images de la réalité : « Non, Sire, un prince qui craint Dieu n’a plus rien à craindre des hommes. Sa gloire toute seule aurait pu faire des envieux, sa piété rendra sa gloire même respectable ; ses entreprises auraient trouvé des censeurs, sa piété sera l’apologie de sa conduite ; ses prospérités auraient excité la défiance et la jalousie de ses voisins, il en deviendra par sa piété l’image et l’arbitre[1]. » On dira peut-être que les enseignemens du prédicateur ne paraissent pas avoir eu beaucoup de prise sur l’indolent, voluptueux et sceptique Louis XV ? Oserai-je répondre que je ne sais s’il ne faudrait pas s’en féliciter ? De pareils enseignemens, jadis, avaient fait du père, le duc de Bourgogne, le prince dévot que l’on sait, capable au besoin, et pour le plus grand désespoir de Fénelon, il est vrai, de risquer pieusement la perte de dix batailles plutôt que de « loger dans un couvent de filles. » Et, quoi qu’on ait pu dire depuis de ce prince enlevé prématurément, je n’oserais encore affirmer si ce fut un malheur pour la France que de n’avoir pas connu le règne de l’élève de Fénelon. De pareils enseignemens encore devaient faire, plus tard, du fils, — le dauphin, père de Louis XVI, — ce personnage dont on voit passer de loin en loin, dans les coulisses de l’histoire, la figure honnête, pieuse et légèrement niaise. « Quelle félicité pour le souverain de regarder son royaume comme sa famille, et ses enfans comme ses sujets[2] ! » Sans contredit, quoiqu’encore il soit plus sage de croire que « l’intérêt mutuel des souverains et des peuples fait les bornes naturelles de la souveraineté[3]. » Car le fait est, comme Sainte-Beuve a soin de le remarquer en citant quelques-uns de ces endroits du Petit Carême, le fait est qu’il en a toujours coûté cher aux souverains naïfs qui se sont avisés d’affecter « la gloire pure et touchante de régner sur les cœurs. » Et l’on a rarement vu que les peuples « leur aient dressé des trônes dans leur cœur, » mais bien quelquefois des échafauds sur une place publique.

Voilà, je pense, à n’en pas douter, ce que les hommes du XVIIIe siècle goûtaient dans le Petit Carême et plus généralement dans l’éloquence de Massillon. Le rêve généreux de Fénelon et de Massillon, ç’allait être le rêve du XVIIIe siècle : l’histoire de l’humanité se déroulant comme une longue pastorale à travers les siècles futurs, des rois sensibles et des peuples reconnaissans, « une aimable domination sur le trône[4], » la joie partout et

  1. Sur le triomphe de la religion.
  2. Sur l’humanité des grands envers le peuple.
  3. Bossuet.
  4. Fénelon.