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visible de quelque chose d’invisible… Il a dit : « Aimez Dieu et votre prochain. » Tenez-vous-en là, misérables ergoteurs, et prêchez la morale[1]. » Massillon a prêché la morale et s’en est tenu là.

On dit, à la vérité, que cette morale est particulièrement sévère : mais je crois que l’on se trompe.

Reconnaissons en effet tout d’abord que, dans les sermons mêmes où l’on prétend retrouver ce que l’on appelle des traces ou des restes de jansénisme, — le sermon sur l’impénitence finale, par exemple, deux ou trois autres encore, et le fameux sermon sur le petit nombre des élus, — si Massillon enfle la voix, cependant il ne peut pas dépouiller la nature de son éloquence, et cette éloquence harmonieuse communique, elle seule, à sa morale je ne sais quoi qui caresse l’oreille plus qu’il n’émeut le cœur, qui distrait l’esprit plus qu’il ne l’enseigne, qui continue de plaire enfin plus qu’il n’effraie. Rébus atrocibus verba etiam ipso auditu aspera conveniunt. Massillon semble avoir oublié cette leçon de rhétorique. C’est en vain qu’il tonne, et il y a plaisir à être damné par un homme qui parle si bien. Il le sent, il le sait, il prévoit que nous en rabattrons, et c’est pourquoi justement il a l’air quelquefois, mais l’air seulement, de frapper si fort. S’il fallait prendre, en effet, à la lettre ceux d’entre ses sermons qu’on signale comme les plus sévères, ils ne seraient pas sévères, ils seraient imprudens, fanatiques et coupables.

Examinons, si vous le voulez, le sermon sur le mauvais riche. Vous savez la parabole de l’Évangile : a-t-on eu tort de dire qu’il s’en dégageait une vague odeur de communisme ? Bourdaloue, plusieurs fois, a prêché sur le même sujet. Voici quelques-unes de ses paroles : « Un pauvre glorifié dans le ciel et un riche enseveli dans l’enfer, n’est-ce pas, dit saint Augustin, un partage bien surprenant, qui pourrait désespérer les riches et enfler les pauvres ? Mais non : riches et pauvres, n’en tirez pas absolument cette conséquence ; s’il y a des riches dans l’enfer, on y verra pareillement des pauvres, et tous les riches n’en seront pas exclus[2]. » Et de là, passant à l’application : « Il est difficile, continue-t-il, qu’un riche entre dans le royaume du ciel. Or d’où peut venir cette extrême difficulté ?… De ce que la raison la plus générale comme la plus naturelle pourquoi les hommes sont injustes, superbes, sensuels, c’est qu’ils sont riches ou qu’ils ont la passion de l’être. » Rien de plus chrétien, mais rien de plus humain, ni rien de plus solide. J’entendrai tout maintenant, j’accepterai tout du prédicateur qui m’a su présenter ainsi son sujet. Massillon s’y prend d’autre sorte. Il ne va pas

  1. Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Morale.
  2. Bourdaloue, sur les Richesses. Voyez aussi le sermon sur l’Enfer, et Bossuet, sur l’impénitence finale.