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Ils ne savent user sagement ni de la maladie, ni de la santé, ni des biens, ni des maux inséparables de la condition humaine : les plaisirs abrègent leurs jours et les chagrins qui suivent toujours les plaisirs précipitent le reste de leurs années. La santé déjà ruinée par l’intempérance succombe sous la multiplicité des remèdes, l’excès des attentions achève ce que n’avait pu faire l’excès des plaisirs, et s’ils se sont défendu les excès, la mollesse et l’oisiveté toute seule devient pour eux une espèce de maladie et de langueur qui épuise toutes les précautions de l’art et que les précautions usent et épuisent elles-mêmes[1]. » Ce doit être là de ces traits dont les philosophes ont vanté l’éloquence insinuante et douce, fine et noble[2]. Ils nous suggèrent la tentation de dire, puisqu’aussi bien l’usage a consacré cette irrévérencieuse comparaison de la chaire et du théâtre, que cet aimable prédicateur, si spirituel, était digne d’être, non pas certes Racine, comme on l’a répété trop souvent, mais au moins Marivaux, s’il n’eût été Massillon. D’autres, comme Bossuet, ont vu plus profondément dans l’homme, et d’autres, comme Bourdaloue, plus complètement. Massillon a peut-être vu plus finement, et nul, pas même Fénelon, à qui j’emprunterai le mot, n’a plus délicatement anatomisé jusqu’aux moindres fibres du cœur humain. Ce qu’il y a de plus délié dans le sentiment, ce qu’il y a de plus subtil dans les détours de la passion, ce qu’il y de plus tristement ingénieux dans les illusions de la conscience humaine, si habile à se méprendre elle-même sur les vraies raisons de ses actes, voilà ce que Massillon a observé, discerné, mis à nu, comme personne. Les exemples en sont trop célèbres pour qu’on ne nous dispense pas de les multiplier.

Mais une fois faite à l’admiration sa part, et sa part très large, ne serait-ce pas fermer volontairement les yeux que de ne pas apercevoir un peu de clinquant parmi cet or ? « Son amour, vous disait-on de Madeleine, reprend les armes de ses passions et s’en fait des instrumens de justice » : voilà qui est bien vu, trop ingénieusement dit peut-être, mais enfin ce qui s’appelle trouvé. Pourquoi cependant la suite : « et elle punit le péché par le péché même ? » Pressez un peu cette fragile antithèse, et voyez si vous en exprimerez un sens qui soit solide, ou même satisfaisant. Cette mollesse encore et cette oisiveté qui « toute seule devient aux grands une espèce de maladie et de langueur qui épuise toutes les précautions de l’art, » elle est admirablement dépeinte, et d’un seul trait bien profondément marquée. Pourquoi donc faut-il que l’orateur ajoute : « et que les précautions usent et épuisent elle-même ? » Tournez et

  1. Sur le malheur des grands qui abandonnent Dieu.
  2. D’Alembert, Éloge de Massillon.