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appelée à connaître de tout appel fondé sur l’inconstitutionnalité de la loi votée : statuant non comme censeur de la législature, mais comme juge sur chaque litige, en préférant les principes de la constitution aux lois qui les auraient violés, la cour procéderait sans bruit, sans éclat, elle n’annulerait pas la loi, elle passerait à côté d’elle ; elle laisserait subsister l’acte et ne rendrait pas d’arrêts qui rappelassent les arrêts de règlemens ; les yeux fixés sur le pacte constitutionnel, les magistrats en assureraient la durée par une observation fidèle[1]

« Mais, dit-on, vous créez un conflit sans issue. Supposez qu’au lendemain d’une de nos révolutions, la cour suprême que, sans doute il s’agit de rendre inamovible, voulût entraver les autres pouvoirs, qu’adviendrait-il ? La marche du gouvernement ne risquerait-t-elle pas d’être suspendue ? » En aucune sorte ; il n’y aurait ni conflit ni entrave. Ou bien la loi mise en échec serait l’expression d’un besoin public et les deux chambres feraient cesser la résistance de la cour en affirmant leur volonté et, s’il le fallait, en se rassemblant en congrès pour interpréter sur un point spécial la constitution ou pour l’amender ; ou bien la loi aurait été votée sous l’influence d’entraînemens politiques auxquels il était bon de mettre obstacle et l’acte de la cour suprême, loin d’être un embarras, rendrait le meilleur service à la république.

Mais, nous le répétons, tout ceci n’est qu’une hypothèse. La France n’a pas, à vrai dire, de constitution, en ce sens que les principes qui la gouvernent n’ont pas été formulés en un corps., Donner un pouvoir aussi étendu à la cour suprême ne se pourrait qu’avec un code constitutionnel précis. Lui remettre une telle attribution sans un texte à appliquer, sans une charte à garder, ce serait confier à la jurisprudence le soin d’écrire à coups d’arrêt le pacte social ; ce serait faire de la cour suprême une constituante. Notre confiance en la sagesse des magistrats ne va pas jusqu’à leur confier. le pouvoir du congrès. S’il est prématuré d’attribuer à l’heure où nous sommes à la cour suprême les recours contre les abus accomplis par la législature, que devons-nous penser des excès de pouvoirs commis par les agens du pouvoir exécutif ? En ce moment, le conseil d’état en est juge, à moins « qu’une mesure de haute

  1. Veut-on un exemple qui prouve combien ce système serait pratique ; l’art. 2 du code civil porte : « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a peint d’effet rétroactif. » C’est là une disposition qui règle l’interprétation de toutes nos lois, dont l’autorité s’impose presque au législateur et qui serait fort bien à sa place dans la constitution. Qui pourrait être surpris que la cour suprême, saisie par un citoyen condamné en vertu d’une loi rétroactive, examinât la disposition critiquée et si la rétroactivité était certaine, passât à côté d’un texte qui aurait méconnu un principe supérieur de notre législation ?