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la plupart des cours d’état ; les tribunaux sont devenus à tous les degrés des arbitres élus ; et comme les électeurs, sans biens, sans intérêts personnels, sont persuadés qu’ils n’auront besoin de la justice que pour échapper aux obligations légales, ils choisissent les juges les plus enclins à énerver la loi et à les affranchir de son joug. En face de cette justice se dressent ces vrais jurisconsultes, ennemis nés d’une démagogie jalouse de toute supériorité, résistant à ses assauts, plaçant leur inamovibilité sous la sauvegarde de leur science, et ne s’occupant que de l’application du droit en demeurant supérieurs à tous les partis. Ce double spectacle frappe en Amérique tous ceux qui pensent ; il ne doit pas être perdu pour les sociétés aux prises avec les périls d’une démocratie qui ne connaît ni bornes ni obstacles.


II

L’organisation judiciaire de la Suisse est peu connue, parce qu’elle varie suivant les cantons. Sa diversité décourage, et on recule devant la longueur d’une étude qui ne paraît pas en rapport avec l’exiguïté des territoires affectés à chaque juridiction. Puis, en France, que d’esprits légers qui, enflés par le spectacle de notre colossale unité, considèrent avec quelque dédain les petites nations ! Pourtant, dans la conduite et le gouvernement des hommes, il n’y a ni petits peuples ni petits problèmes : partout où se développe une institution fécondée par l’action de volontés libres, il y a une leçon à recueillir.

La première surprise d’un Français est de voir la justice abandonnée en ce pays à la législation cantonale. Les Suisses pensent que, s’il est indispensable de soumettre à un commandement et à une impulsion uniques l’armée, les travaux publics, le commerce et les chemins de fer, la fonction de juge s’accommode fort bien de la diversité. Dans le reste de l’Europe, la justice est venue du roi. En Suisse, elle est issue de l’arbitrage. Elle émane donc des citoyens, et ce n’est pas le signe et l’instrument de l’unité nationale. De ce principe différent découle tout ce qui va suivre. Les Suisses se préoccupent moins d’une bonne justice que d’une justice qui satisfasse les parties ; suivant eux, la confiance inspirée au justiciable est la première qualité du magistrat. Où nous cherchons des garanties dans les règles législatives uniformes, ils les font reposer tout entières sur l’assentiment commun des habitans du canton dont les juges doivent régler les intérêts. Aussi, à tous les degrés, le peuple a-t-il foi en ses juges.

Cette confiance est en partie fondée sur l’ancienneté des institutions locales. Chaque canton est attaché à son système judiciaire,