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qu’il avait pour sa mère. Quoique sa naissance fût, par un côté, la plus grande difficulté de sa vie, il avait pour sa mère un vrai culte. Cette vieille dame demeurait à côté de lui ; nous ne la voyions jamais ; nous savions cependant que, tous les jours, il passait quelque temps avec elle. Il disait souvent que la valeur des hommes est en proportion du respect qu’ils ont eu pour leur mère. Il nous donnait à cet égard des règles excellentes, que j’avais du reste toujours pratiquées, comme de ne jamais tutoyer sa mère et de ne jamais finir une lettre à elle adressée sans y mettre le mot respect. Par là, il y eut entre nous une vraie étincelle de communication. Le jour où ma lettre lui fut remise était un vendredi. C’était le jour solennel. Le soir, on lisait en sa présence les places et les notes de la semaine. Je n’avais pas cette fois-là réussi ma composition, j’étais le cinquième ou le sixième. « Ah ! dit-il, si le sujet eût été celui d’une lettre que j’ai lue ce matin, Ernest Renan eût été le premier. » Dès lors, il me remarqua. J’existai pour lui, il fut pour moi ce qu’il, était pour tous, un principe de vie, une sorte de dieu. Un culte remplaça un culte, et le sentiment de mes premiers maîtres s’en trouva fort affaibli.

Ceux-là seuls, en effet, qui ont connu Saint-Nicolas-du-Chardonnet dans ces années brillantes de 1838 à 1844 peuvent se faire une idée de la vie intense qui s’y développait[1]. Et cette vie n’avait qu’une seule source, un seul principe, M. Dupanloup lui-même. Il était sa maison tout entière. Le règlement, l’usage, l’administration, le gouvernement spirituel et temporel, c’était lui. La maison était pleine de parties défectueuses ; il suppléait à tout. L’écrivain, l’orateur, chez lui, étaient de second ordre ; l’éducateur était tout à fait sans égal. L’ancien règlement de Saint-Nicolas-du-Chardonnet renfermait, comme tous les règlemens de séminaires, un exercice appelé la lecture spirituelle. Tous les soirs, une demi-heure devait être consacrée à la lecture d’un ouvrage ascétique ; M. Dupanloup se substitua d’emblée à saint Jean Climaque et aux Vies des pères du désert. Cette demi-heure, il la prit pour lui. Tous les jours, il se mit directement en rapport avec la totalité de ses élèves par un entretien intime, souvent comparable pour l’abandon et le naturel aux homélies de Jean Chrysostome dans la Palœa d’Antioche. Toute circonstance de la vie intérieure de la maison, tout événement personnel au supérieur, ou à l’un des élèves, était l’occasion d’un entretien rapide, animé. La séance des notes du vendredi était quelque chose de plus saisissant et de plus personnel encore. Chacun vivait dans l’attente de ce jour. Les observations dont le supérieur

  1. Ce tableau a été très bien tracé par M. Adolphe Morillon : Souvenirs de Saint-Nicolas ; Paris, Lecoffre.