Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/913

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conseille d’aller faire une visite à ma famille, dans le nord. Je devine bien sa pensée ; il veut que le monde croie que nous sommes séparés. Il ne peut me répudier ; il est trop gentilhomme pour commettre une injustice monstrueuse ; mais il pense, avec du tact et par des moyens indirects, arriver à une séparation de fait. Il a cette pensée depuis des années, peut-être même depuis notre mariage ; mais jusqu’ici j’ai déconcerté ses projets. Je devrais être auprès de lui : je le crois réellement indisposé ; mais, si je persistais à aller à Princedown, je serais sûre de l’en faire partir. Il s’en irait le soir même sans laisser d’adresse, à supposer qu’il ne fît pas quelque chose de terrible ou d’absurde. Je vais écrite à mylord que, puisqu’il ne veut pas que j’aille à Princedown, je me propose d’aller à Montfort. Une fois le drapeau arboré au haut du vieux donjon, je pourrai faire une courte visite à ma famille qui, peut-être, me la rendra. En tout cas, on ne pourra pas dire que mylord et moi sommes séparés. Il n’est pas nécessaire que nous soyons dans la même demeure, mais tant que je serai sous son toit, le monde nous considérera comme toujours unis. C’est une pitié, c’est une honte d’avoir à recourir à de telles combinaisons, surtout quand nous pourrions être si heureux ensemble. Ah ! mon existence n’est pas digne d’envie : elle serait plus pénible encore sans votre amitié et sans le courage qui me fait supporter tant et de si pénibles mortifications.


Job Thornberry porte allègrement la prospérité, en attendant qu’il soit évincé de la députation par son propre contre-maître ; mais quel excellent personnage de comédie que cet ardent démocrate, si redouté de la cour et des grands, et si faible dans son ménager C’est pour avoir tonné contre les abus de l’aristocratie et de l’église, contre les privilèges de la propriété foncière, contre les lois sur la chasse, qu’il est entré à la chambre des communes, et qu’on lui a fait une place dans le ministère. Cependant, pour complaire à sa femme, voici qu’il se transforme en seigneur terrien, qu’il se rend acquéreur du manoir d’Huxley, qu’il en fait rouvrir et réparer la chapelle : sur un mot de son fils John Hampden Thornberry, enfant capricieux et indigne de porter le nom d’un grand patriote, il enrôle des garde-chasse et il fera poursuivre les braconniers. Ah ! radicaux et démagogues, sectaires de toute école, révolutionnaires de tous pays, c’est en vain que vous passionnez la foule et que vous enivrez de vos sophismes d’ignorantes multitudes. Vous pouvez renverser les trônes, incendier les cités, bouleverser le monde ; il est deux despotismes éternels que vous n’ébranlerez jamais : celui de la femme qu’on aime, et celui de l’enfant dont on a guetté le premier sourire et le premier baiser.


CUCHEVAL-CLARIGNY.