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souffrir ceux qui sont trop fermes, trop constamment d’aplomb, trop difficiles, trop conséquens, trop forts et trop pleins de raison. Tout cela est incommode. » Et ces appréciations de Catherine étaient fidèlement transmises à M. Necker par l’intermédiaire de sa femme. Mais ce rôle d’entremetteur ne suffisait pas à Grimm, et il trouvait, pour exprimer l’admiration que lui causait le mémoire sur les assemblées provinciales, des termes dont Diderot aurait été jaloux :


J’ai l’honneur, madame, de vous renvoyer le mémoire que M. Meister m’a confié ce matin de la part de M. Necker. De telles lectures réconcilient avec l’existence et rendent de l’énergie à une âme flétrie par le spectacle habituel des malheurs et des sottises. Moi dont le cœur dur n’a pu être ému un instant par quarante Barmécides[1] massacrés dans un mouvement de légèreté d’un prince d’ailleurs plein de bonté et de générosité, j’ai pleuré aux sanglots en lisant rapidement ce mémoire sublime. Il est fâcheux qu’un tel écrit ne puisse pas être livré à l’attendrissement et à la reconnoissance du public. C’est un chef-d’œuvre de sagesse et de sensibilité, de cette sensibilité vraie et profonde dont on entend parler sans cesse et qu’on ne rencontre nulle part. Lorsqu’on voit un bon roi conseillé et inspiré de cette manière, l’on dort tranquille et l’on se dit que, malgré la légèreté et la témérité des jugemens publics et l’impulsion qu’ils recevront souvent, sans s’en douter de l’intrigue et de l’intérêt particulier, il est impossible que la nation ne récompense pas enfin par des acclamations générales et un mouvement vif de reconnoissance, les efforts d’un ministre vertueux et éclairé dirigés avec une sagesse si rare vers le plus grand bonheur.

Mme d’Épinay partage ma reconnoissance. Cette lecture a fait une distraction bien puissante à ses maux habituels, dont elle est plus accablée qu’à l’ordinaire. J’espère, madame, vous présenter demain l’hommage de mon respect.


Ce mémoire sur les assemblées provinciales, qui devait demeurer inédit, fut livré par une indiscrétion à la publicité et devint une des causes de la disgrâce de M. Necker. C’est un exposé bien fait des inconvéniens d’une centralisation excessive et de l’administration des intendans. Mais, s’il ne fallait singulièrement rabattre des expressions de cette sensibilité « dont on parle sans cesse, mais qu’on ne rencontre nulle part, » on ne comprendrait pas qu’une telle lecture ait pu provoquer cette chose rare entre toutes, les larmes de Grimm.

  1. La Harpe venait de faire représenter au Théâtre-Français sa tragédie des Barmécides, qui avait été sifflée.