Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

presse l’avait discuté avec ardeur ; des publicistes l’avaient réfuté. Les libéraux, qui n’avaient pas encore rompu avec la restauration, suppliaient les chambres de ne pas commettre une faute qui « autoriserait à conclure que tous les gouvernemens sont également amoureux du pouvoir arbitraire. »

A la chambre des députés, MM. Pasquier, Beugnot, de Barante, invoquèrent tour à tour la charte ; ce dernier montra quelle serait l’intolérable situation des magistrats mis en surveillance pendant une année, entourés et comme étouffés par la délation, ne pouvant conserver ni la liberté de leur esprit, ni l’indépendance de leurs jugemens. En vain avouera-t-on qu’on se livre à une expérience, qu’on essaie des juges. Que diront les justiciables de 1816 ? et de quel droit seront-ils privés des garanties indispensables en une société réglée ? — La discussion de la chambre des députés semblait terminée, lorsque M. Royer-Collard, prenant la parole, porta le débat à une hauteur inconnue avant lui. Jamais, à aucune époque, l’inamovibilité ne fut défendue en de tels termes : il marqua ce grand principe de traits ineffaçables. Après avoir montré l’ordre social tout entier reposant sur le respect des lois et les tribunaux institués pour assurer ce respect, M. Royer-Collard prouvait qu’il n’y avait pas pour la société d’intérêt plus grand que l’impartialité des jugemens, pas de ministère aussi important que celui du juge. « Lorsque le pouvoir, disait-il, chargé d’instituer le juge au nom de la société, appelle un citoyen à cette éminente fonction, il lui dit : « Organe de la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les passions frémiront autour de vous ; qu’elles ne troublent jamais votre âme. Si mes propres erreurs, si les influences qui m’assiègent, et dont il m’est si malaisé de me garantir entièrement, m’arrachent des commandemens injustes, désobéissez à ces commandemens ; résistez à mes séductions, résistez à mes menaces. Quand vous monterez au tribunal, qu’au fond de votre cœur il ne reste ni une crainte, ni une espérance ; soyez impassible comme la loi. » Le citoyen répond : « Je ne suis qu’un homme, et ce que vous me demandez est au-dessus de l’humanité. Vous êtes trop fort et je suis trop faible ; je succomberai dans cette lutte inégale. Vous méconnaîtrez les motifs de la résistance que vous me prescrivez aujourd’hui et vous la punirez. Je ne puis m’élever toujours au-dessus de moi-même, si vous ne me protégez à la fois et contre moi et contre vous. Secourez donc ma faiblesse ; affranchissez-moi de la crainte et de l’espérance ; promettez que je ne descendrai point du tribunal, à moins que je ne sois convaincu d’avoir trahi les devoirs que vous m’imposez. » — Le pouvoir hésite ; c’est la nature du pouvoir de se dessaisir lentement de sa volonté. Éclairé enfin par