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inutile que de prétendre expliquer en quelques lignes la situation des juges vers la fin de l’ancien régime. Il suffit de rappeler que la vénalité était le principe général appliqué à tous les sièges, que le magistrat, acquéreur de sa charge, avait à se faire pourvoir de lettres de provision royales qui constituaient une pure formalité et qu’il était reçu par sa compagnie sans qu’un examen souvent réclamé, et par momens établi, lui fût imposé ; mais s’il était admis sans contrôle sérieux, aussitôt qu’il avait commencé d’exercer ses fonctions, il était entouré des plus solides garanties ; la charge ne pouvait devenir vacante, sa vie durant, que par une résignation volontaire ou par forfaiture préalablement jugée. La royauté n’avait aucune action sur le magistrat. On a souvent répété que ce système contraire à toute raison avait produit des résultats surprenans. En tous cas, il est certain qu’il vécut trois siècles, qu’il traversa des temps d’odieuse corruption en formant une magistrature qui fut l’exemple des bonnes mœurs, qui personnifia l’horreur de la domination étrangère, l’indépendance de la couronne, qui sut être modérée entre des partis violens, ferme et sage quand l’état était mené à sa ruine par des intrigans et des fous. Mais l’esprit de corps trop vivement excité devient aisément l’esprit de caste : l’indépendance se transforme en égoïsme. L’institution qui vit sur elle-même s’épuise. Les parlemens, à force de penser à leur intérêt, perdirent peu à peu leur crédit, leur horizon se rétrécit ; à mesure que la nation attendait davantage de leur initiative, ils s’attachèrent plus vivement à leurs privilèges ; au moment où ils se croyaient le plus populaires, ils disparurent en ne laissant à la royauté que la crainte de voir renaître les empiétemens d’une opposition taquine, au peuple que le désir d’une justice plus simple, plus rapprochée et plus économique.

Les cahiers des états-généraux contenaient les mêmes vœux d’une extrémité à l’autre de la France. Les juridictions trop nombreuses et mal réparties, la confusion et les conflits de compétences, excitaient les doléances qui reparaissaient sous toutes les formes et qui témoignaient d’un impérieux besoin d’unité. D’un si grand accord devait sortir une prompte étude. Un instant, l’assemblée constituante put croire, en entendant Bergasse, le 17 août 1789, qu’elle avait trouvé et allait créer d’un coup de baguette l’organisation judiciaire qui convenait à la France issue de la révolution. Mais la Providence ne dispense pas les hommes de l’effort, et l’enfantement de nos institutions devait coûter d’autres douleurs. Il fallait dix années de troubles pour que le plan large et symétrique proposé par Bergasse prévalût : justice indépendante, n’étant la propriété ni du seigneur ni du juge, tribunaux rapprochés du peuple, défense aux magistrats d’empiéter sur les autres pouvoirs, publicité de l’audience,