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III

De nouvelles difficultés attendaient Milutine et ses amis dès leur arrivée dans la capitale de l’empire. Ils y rentraient avec un plan de réformes et tout un programme défini qu’il fallait faire accepter à Pétersbourg et faire exécuter à Varsovie, deux choses presque également malaisées. Ayant rejeté derrière lui tous les doutes et recouvré sa résolution et son assurance habituelles, Nicolas Alexèiévitch était convaincu qu’au milieu de l’épais fourré des affaires polonaises, où il craignait de se perdre, il venait avec ses compagnons de découvrir la seule voie de salut, et cette voie il était décidé à l’indiquer à son maître et à la Russie.

Contrairement aux premières prévisions de Milutine, l’empereur n’était pas encore revenu de Livadia, où sur la corniche de Crimée et les pittoresques rivages abrités par la verte muraille des monts de Yaïla, il cherche chaque année à prolonger les beaux jours d’automne. L’hiver, le long hiver russe, qui est la saison de Pétersbourg comme de Paris, était commencé depuis quelques semaines. Presque toute la société était rentrée dans la capitale, qu’elle déserte en été. Le retour de Milutine, de Tcherkasski, de Samarine était la grande nouvelle de la ville. Ce triumvirat excitait partout une intense et naturelle curiosité. Qu’avait-il fait en Pologne ? pourquoi en était-il revenu ? quelles combinaisons nouvelles en rapportait-il ? Les questions se pressaient sur toutes les bouches ; les trois amis étaient entourés, interrogés, invités partout ensemble ou séparément ; chacun voulait les voir, les entendre.

Cet empressement n’était pas toujours inspiré par la sympathie. Une notable fraction de la haute société et du monde officiel restait ouvertement hostile à Milutine et à ses amis et ne cachait pas sa réprobation pour les projets qu’on leur supposait. En souvenir des procédés du gouvernement autrichien envers les Polonais de Galicie, en 1846, une mauvaise langue avait baptisé leur rapide voyage du nom « d’expédition scientifique, » ayant pour but secret de soulever les paysans contre les propriétaires. Le mot avait fait fortune dans certain monde. Les commentaires sur la mission de Milutine étaient d’autant plus libres et malveillans qu’en l’absence du souverain les trois voyageurs se croyaient tenus à être discrets. Les politiques comme le monde désœuvré de Pétersbourg ne pouvaient savoir bon gré au trio moscovite de réticences qui déjouaient la curiosité des chancelleries comme des salons.

Si Milutine et ses amis ne voulaient pas ébruiter d’avance leurs projets, ce n’était pas uniquement par déférence pour l’empereur,