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ville. Le général Dmitri Milutine lui apprenait qu’ayant vu l’empereur dans la matinée, il avait en vain supplié sa majesté d’épargner à Nicolas Alexèiévitch le poste de Pologne. La résolution d’Alexandre II était prise, et rien ne devait plus l’ébranler. « Quel retour, grand Dieu ! s’écriait Milutine. On s’obstine à me creuser une fosse. » Et, revenant sur cette première impression, il ajoutait avec tristesse : « Ma position est vraiment tragique ; l’heure est solennelle, l’horizon est chargé d’orage, et il y aurait lâcheté à marchander ses services, si on sentait pouvoir être utile. » Ce qui l’arrêtait, c’est qu’il ne croyait point pouvoir l’être.

Les événemens appelaient trop impérieusement une décision pour que le souverain laissât longtemps Milutine aux angoisses de l’incertitude. Il lui avait fait immédiatement assigner une audience à Tsarskoé-Sélo, la résidence impériale d’été. C’était pour le 31 août, moins de huit jours après le retour de Milutine et le lendemain même de la Saint-Alexandre, c’est-à-dire de la fête du tsar, qui, en Russie, se célèbre avec une grande solennité.

L’entrevue dura près de deux heures. L’empereur accueillit l’homme contre lequel il avait été si longtemps prévenu avec une cordiale affabilité. Milutine garda toujours de cette audience un vif souvenir avec une sincère reconnaissance. Alexandre II s’ouvrit à Nicolas Alexèiévitch avec une entière franchise et une noble simplicité, lui confessant avec abandon ses soucis et ses inquiétudes ; lui exposant en politique et en prince les raisons qui, malgré sa mansuétude naturelle et son désir de conciliation, le contraignaient, dans le royaume de Pologne, à un changement de politique radicale ; examinant avec une singulière netteté de vues et une rare sagacité les différentes attitudes que pouvait prendre l’empire vis-à-vis de ce satellite polonais que les fatalités de l’histoire ont attaché aux flancs de la Russie.

On s’explique d’ordinaire fort mal à l’étranger les causes réelles de l’irréconciliable antagonisme de la Russie et de la Pologne. Bien des Russes, et l’empereur tout le premier, sentaient que la Pologne était pour leur patrie plutôt une source d’embarras qu’un principe de force. Beaucoup, encore aujourd’hui, comme Alexandre II le disait à Milutine, abandonneraient volontiers les Polonais à eux-mêmes, leur accorderaient sans peine une large autonomie ou mieux une pleine indépendance, s’ils croyaient le petit royaume de Pologne assez fort pour vivre tout seul, ou assez sage pour ne pas revendiquer, avec les anciennes limites de la république polonaise, des provinces intermédiaires qui, aux yeux des Russes, sont russes et non polonaises de nationalité.

Dans un faubourg de Varsovie, à côté d’une église élevée à saint