Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 42.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

anxieuse sagacité le cours des événemens qui se précipitaient en Pologne. Son oncle, le comte Kisselef, avait été contraint par sa santé de donner une démission depuis longtemps imminente. Il avait été remplacé par M. de Budberg. Les affaires polonaises étaient pour le malheur des intéressés devenues une affaire internationale. L’insurrection avait éclaté ; la France, l’Angleterre, l’Autriche adressaient au cabinet de Saint-Pétersbourg des notes comminatoires qui, ne devant être appuyées d’aucune mesure effective, n’étaient pour la malheureuse Pologne qu’un impolitique et coupable encouragement à une révolution sans espoir comme sans issue.

Milutine, naguère encore si désireux de prolonger son séjour en Occident, souffrait de la défiante animosité qu’il voyait partout grandir contre la Russie en Europe. L’hostilité peu déguisée de la société pour les Russes, depuis l’explosion de l’insurrection polonaise., faisait cruellement souffrir son patriotisme et son amour-propre national. L’air de Paris et de l’Europe lui devenait lourd à respirer ; aussi, comme il le disait à la fin même de sa réponse au ministre de l’instruction publique, avait-il décidé de ne plus prolonger son séjour à l’étranger.


N. Milutine à M. G. (suite.)


«  Paris, 22 avril/4 mai 1803.

« … Dans trois semaines, je me propose d’aller de Paris à Ems, et ensuite, après l’achèvement complet de ma cure, de revenir par Dresde à Pétersbourg, où je désirerais Réinstaller avant le mois de septembre, et cela de peur qu’un voyage d’automne ne compromette tous les résultats de la cure. Je ne tiens plus à rester davantage à l’étranger, d’abord parce que depuis longtemps il me répugne de conserver mon traitement sans le gagner ; ensuite parce que, dans les circonstances actuelles, il est des plus pénibles de vivre en dehors de la Russie. A vrai dire, cela n’est même pas facile. L’atmosphère d’ici nous est trop hostile pour y demeurer de bonne volonté sans une entière nécessité.

« Il n’y a pas de mal sans bien. Le réveil du sentiment national en Russie m’a sincèrement réjoui. Il va, je l’espère, dégriser bien des Russes de leurs confuses et malsaines aspirations et resserrer les liens relâchés de notre société[1]. » Qu’est-ce que tout cela va

  1. Samarine, dans ses lettrée à Milutine, faisait du fond de la Russie l’observation analogue, qui a été en effet pleinement justifiée par les faits. « En province, écrivait Samarine le 5 juin 1863, le sommeil léthargique se dissipe pour tout de bon. La secousse. que l’Europe nous a donné nous a en somme été fort utile. Si les réformes nouvelles ont renversé les cloisons qui gênaient la communion morale des différentes classes, il restait à la place des anciennes barrières des poutres et des planches pourries, et il fallait une grande secousse pour que la société sentit son unité et sa force. »