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qu’on est lésé dans ses droits et on s’insurge. » Le seul moyen de prévenir les insurrections et les révolutions est, suivant lui, d’empêcher une trop grande inégalité. « Faites, dit-il, que même le pauvre ait un petit héritage. » Voilà précisément ce qu’a fait la révolution française, et ce sont, en effet, les petits héritages et les « ruraux » qui, à deux reprises, ont sauvé l’ordre établi.

Il faut continuer à agir dans le même sens. La propriété démocratisée est la seule base solide de la démocratie. Quand tout père de famille sera devenu propriétaire d’un petit champ, d’une maison, d’une action, d’une obligation, d’un titre de rente, il n’y aura plus de révolutions sociales à craindre. Il faut donc inculquer aux classes laborieuses, dès l’enfance et dans l’école, la connaissance et l’habitude de l’épargne, rendre aussi facile que possible l’acquisition de la propriété, changer toute loi qui aurait pour effet de la concentrer en quelques mains et au contraire adopter toutes celles qui y appelleront le plus grand nombre. Quant aux classes aisées, leur devoir est de favoriser ce mouvement émancipateur. L’application au travail, l’amour des champs, la simplicité de la vie, la haute culture morale et intellectuelle, tels sont les exemples qu’il faut présenter aux yeux du peuple. Le christianisme avait raison : Richesse oblige. Ceux qui disposent du produit net du pays doivent employer leur superflu, non à raffiner les jouissances matérielles ou à surexciter les malsaines satisfactions de la vanité et de l’orgueil, mais à des œuvres d’utilité générale, comme le font déjà plus d’un citoyen américain et plus d’un souverain européen. L’Évangile a apporté le salut, même en ce monde. Les démocraties antiques ont péri dans la corruption et dans les guerres civiles parce que, fondées sur l’esclavage, elles n’ont pas su organiser la justice. La démocratie moderne échappera à ces périls, si elle parvient à réaliser l’idéal proposé par le Christ et dont la cène des premiers temps était l’image, c’est-à-dire la vraie fraternité humaine. Voltaire avait raison : ce qui fera disparaître le luxe, ce ne sont ni les sermons des prédicateurs, ni les raisonnemens des économistes, mais le progrès lent et continu des institutions et des lois.


EMILE DE LAVELEYE.