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aller le commerce. C’est là une vérité admise par tout le monde. » — J.-B. Say raconte à ce propos une anecdote. Quand il était au collège, il sortait le dimanche chez un oncle, bon vivant et philanthrope. Au dessert, après avoir vidé une vieille bouteille de vin, il cassait les verres en disant : « Il faut bien que tout le monde vive. » Ce propos fit réfléchir le jeune Say. Puisque mon oncle, se dit-il, veut faire vivre les ouvriers, pourquoi ne brise-t-il pas en morceaux, et sa vaisselle, qui couvre la table, et son mobilier et ses carreaux de vitre ? Il donnerait ainsi bien plus d’ouvrage encore. À ce compte, en effet, quand Néron chantait en voyant brûler Rome, il s’inspirait des vrais principes économiques. Un économiste du temps de la restauration, défenseur en titre du système protecteur, M. de Saint-Chamant, suppose Paris détruit par un incendie. Comme citoyen il le déplore, mais comme économiste il s’en réjouit. Il trouve que c’est une excellente affaire pour le travail, auquel cela ne peut manquer de donner un élan extraordinaire. On arrive tout naturellement à cette conclusion, quand on regarde, non au résultat du travail, mais au travail en lui-même. C’est toujours du « sisyphisme, » comme le dit si bien Bastiat. À ce compte, l’économie politique serait la science, non de la production, mais de la destruction de la richesse. Il doit y avoir évidemment ici quelque grosse erreur qu’il s’agit de démêler clairement et de réfuter.

C’est le cas de dire encore avec Bastiat : « Il faut bien distinguer ce qu’on voit de ce qu’on ne voit pas. » Ce qu’on voit c’est l’ouvrier remplaçant ce qui a été détruit ; ce qu’on ne voit pas, c’est un autre ouvrier qui eût fait l’objet qu’on aurait pu commander avec l’argent payé maintenant au premier. Un proverbe anglais dit : « C’est un mauvais vent qui n’apporte de bien à personne : It’s an ill voind that blows no body any good ; » un autre dit encore : « Every dark cloud has a silver line : Les nuages les plus sombres ont leur bordure d’argent. » Sans doute quand l’onde de Say cassait ses verres, il donnait de l’ouvrage à la fabrique de cristal qui lui en fournissait d’autres. Mais s’il n’avait pas fait cette dépense, il aurait pu acheter des chaises, une table ou d’autres verres plus fins, et de cette façon il eût distribué autant de salaire et il aurait eu lui-même plus d’objets. Son avoir et, par conséquent, celui du pays se serait accru. On rebâtit à Paris les monumens brûlés en 1871 ; sans contredit, beaucoup de métiers y sont occupés, mais avec les millions dépensés ainsi, on aurait pu construire d’autres monumens, des écoles par exemple, ou un assez grand nombre de kilomètres de voies ferrées. En fin de compte, Paris -eût conservé ses palais, et la France eût eu en sus des locaux d’instruction ou des facilités de transport qu’elle n’obtiendra qu’au prix de nouveaux sacrifices.

Fort bien ! insiste-t-on, mais avec vos belles théories, venues en