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pour la Grèce ou parce qu’elle ne livre pas du premier coup au Monténégro la ville de Dulcigno, des populations qui résistent ? Les cabinets européens sont un peu embarrassés aujourd’hui, on ne peut en disconvenir : est-ce la faute de la Turquie s’ils se sont engagés au-delà de ce qu’ils devaient, sans prévoir les difficultés qu’ils allaient rencontrer, qui feraient éclater fatalement la division dans leurs conseils ? Que peut-on enfin répondre à la Porte demandant, non sans une certaine ironie, comment l’Europe, si pressée de réclamer l’exécution du traité de Berlin lorsqu’il s’agit du Monténégro ou de la Grèce, l’est si peu lorsqu’il s’agit de maintenir la souveraineté ottomane sur les Balkans ?

Qu’on accuse les Turcs tant qu’on voudra, ils ont devant le monde l’avantage de tous ceux qui, assaillis de tous côtés, puisent dans leur désespoir la force de résister et de tenir tête à l’orage. Ils ont ce génie de la résistance qui est peut-être leur dernière vertu ; ils Pont montré sous la forme militaire à Plevna, ils viennent de le montrer une fois de plus depuis quelques jours sous la forme diplomatique. Ils ont été sans doute favorisés par les circonstances, ils ont eu aussi l’art de démêler avec sagacité dans quelle mesure ils pouvaient profiter de ces circonstances, jusqu’à quel point ils pouvaient aller. Leur plus grand succès est d’avoir su tour à tour résister ou céder à propos, d’avoir suspendu, ne fût-ce que pour un instant, la marche des événemens, d’avoir sauvé leur dignité en offrant aux gouvernemens de l’Occident l’occasion de réfléchir sur les conséquences d’une aventure qui, après avoir commencé devant Dulcigno, aurait pu précipiter la dissolution de l’Orient, rallumer tous les conflits. Après cela, la plus significative moralité des derniers incidens est, à n’en pas douter, qu’il ne serait sûr ni pour l’empire ottoman ni pour l’Europe de jouer indéfiniment ce jeu, de s’engager périodiquement dans ces défilés au bout desquels on pourrait se trouver tout à coup en face d’un formidable imprévu.

Ce qu’il y a d’étrange dans cette récente crise, qui n’est peut-être pas encore finie, dans cette phase aiguë des affaires d’Orient, c’est que l’instigateur le plus passionné, le meneur le plus résolu de la campagne, ait été ou ait paru être le chef du cabinet anglais, M. Gladstone, qui assurément se montrerait en ce cas bien peu fidèle aux traditions britanniques. M. Gladstone n’est pas heureux dans sa politique extérieure, et le vieux Palmerston avait peut-être raison lorsque, parlant de celui qu’il avait alors pour collègue comme chancelier de l’échiquier, il se laissait aller à exprimer sur son avenir de premier ministre les doutes les plus humoristiques. Le chef du cabinet de Londres est possédé d’un fanatisme que l’âge ne fait qu’enflammer, qui l’a exposé déjà plus d’une fois à de véritables mésaventures. Il a depuis quelques années la haine du Turc ; qu’il voudrait renvoyer en Asie la besace au dos. Il a