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mesure, dans une voie sans issue. On l’a voulu, on a cédé à un sentiment périlleux d’omnipotence ; on s’est impatienté de tourner sans cesse autour de toutes ces questions du Monténégro, des frontières grecques, des réformes de l’Arménie ou des provinces européennes de là Turquie, et on à cru en finir plus vite, avoir plus aisément raison des résistances de la Porte par un déploiement de puissance collective. On a réuni une conférence nouvelle pour aviser à l’exécution définitive et irrévocable du traité de Berlin. On a décidé souverainement des cessions de territoire pour le Monténégro, des tracés de frontières pour la Grèce, on a signifié des ultimatums à Constantinople. On ne s’en est pas tenu là : on a fait avancer, à l’appui des ultimatums, une escadre combinée dans l’Adriatique, aux bouches du Cattaro ou à Raguse, à portée de Dulcigno, la ville réclamée pour le Monténégro. On a organisé, en un mot, une démonstration navale pour faire sentir à la Porte le poids de la volonté ou de l’animadversion de l’Europe. Qu’en est-il résulté ?

C’est ici vraiment qu’éclate tout ce qu’il y a d’imprévoyance dans cette campagne semi-diplomatique, semi-guerrière, et qu’on entre dans une des phases les plus bizarres de ces malheureuses affaires d’Orient. Non-seulement la Porte ne cède pas devant une démonstration dont elle n’a pas de peine à démêler les incohérences ; elle menace au contraire de se défendre, arrêtant d’un seul coup par son attitude et les Monténégrins, prêts à entrer en guerre s’ils se sentent soutenus, et les vaisseaux européens attendant au mouillage l’ordre de s’avancer. Aux sommations de la diplomatie elle répond par une note assez hautaine, demandant d’abord qu’on commence par s’abstenir de toute démonstration comminatoire, offrant ensuite les conditions qu’elle croit pouvoir accepter pour l’exécution définitive du traité de Berlin, pour les règlemens territoriaux comme pour les réformes de l’empire. Un instant, tout semble singulièrement compromis, et l’Europe, un peu en désarroi, n’a plus qu’à délibérer pour savoir si, au lieu d’aller à Dulcigno, elle ira à Salonique, à Smyrne, peut-être aux Dardanelles, si d’une démonstration elle passera aux blocus, aux occupations, — ou si elle s’arrêtera dans une voie si périlleuse. Pendant deux jours la question reste indécise à Constantinople comme dans les capitales de l’Occident ; on s’interroge, on se regarde non sans une certaine curiosité inquiète, lorsque la Porte, mieux avisée ou mieux conseillée, satisfaite peut-être d’avoir attesté son indépendance, se décide tout à coup, par un nouveau revirement, à venir en aide aux embarras de l’Europe, en offrant de céder sans condition et dès ce moment cette petite ville de Dulcigno, premier objet de la démonstration navale. Ainsi, de péripéties en péripéties, on en vient à cette situation certes fort difficile où tout découle visiblement d’une série de démarches irréfléchies, de faux calculs et de redoutables malentendus, où l’on chemine perpétuellement entre des