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et comme il a toujours professé l’axiome cicéronien du Nulla dies sine linea, qu’il tient note de tout ce qu’il observe, je laisse à deviner combien de curiosités anecdotiques et autres ont eu le temps de s’emmagasiner. Le style est aisé, amusant, parisien dans la bonne acception du mot. Je soupçonne M. Ludovic Halévy d’avoir beaucoup lu Mérimée, ce qui le sauvegarde contre les idîotismes d’un certain public qu’on appelle « le monde des premières ; » son esprit, très incisif d’ailleurs et très sceptique, n’a rien conservé de l’opérette, d’où il ne faudrait pourtant pas conclure que l’homme de théâtre soit absent. On n’écrit pas impunément les Curieuses, les Sonnettes, Froufrou, et tout ce charmant répertoire dont M. Meilhac a bien aussi sa bonne part à réclamer ; mais j’entends ne m’occuper ici que de l’auteur des Petites Cardinal et des nouvelles contenues dans ce volume. Quoi qu’il écrive en dehors de son style particulier, l’homme de théâtre se trahit toujours. Qu’il publie un roman, un traité de morale ou même un article de journal, vous le reconnaissez à des signes caractéristiques : les discours académiques de M. Sardou sur les prix de vertu sont des scénarios qui se miment, chaque brochure de Dumas fils est un acte de comédie pour le mouvement et l’effet : voyez sa préface de Manon Lescaut. Dirai-je que les prédispositions professionnelles font le charme du livre de M. Ludovic Halévy ? Lui-même obéit à l’instinct, à ce naturel qui toujours revient au galop, quoiqu’on ne songe pas le moins du monde à les chasser. Quand un autre perdrait son temps à discourir, voilà tout de suite qu’il dramatise et d’un tour de main enlève son tableau.

Je recommande aux amateurs un chapitre intitulé : « A l’Opéra, » qui nous montre, vivant, remuant et grouillant ce personnel des « petites de la classe de danse » auquel faisait allusion la note citée plus haut. Impossible de mieux prendre le ton du sujet ; pochade si l’on veut, mais pleine de verve, où le grain de philosophie même ne manque pas. Sait-on de combien de travail et de misères est faite une pirouette de danseuse ? « Une grande salle carrée, le plancher légèrement incliné ; un poêle de faïence, des banquettes pour les mères, une chaise de paille pour le professeur, voilà le décor. Des barres d’appui courent le long des murs, le jour tombe d’en haut brutal et cru. La leçon n’est pas commencée : tapage infernal. Quinze petites gamines, riant, criant, gambadant, piaillant, hurlant, absolument déchaînées ; galopades, glissades, bourrades et bousculades, le tout entremêlé gaîment d’entrechats et de pirouettes. Calmes et sereines au milieu du brouhaha, les mères, Elles sont là une dizaine, installées sur leurs banquettes, sommeillant, tricotant, tapissant, lisant le Petit Journal. Les gamines sont en costume de danse,.. décolletées, bras nus, robes de mousseline blanche, chaussons de coutil gris vingt fois piqués et repiqués… Presque toutes maigres, grêles, efflanquées, mal peignées, mal débarbouillées, mais