Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/928

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui régnaient, les recettes, loin de fléchir, montaient toujours comme le.thermomètre et qu’on faisait 18 et 19,000 francs avec la Juive ou les Huguenots ? Quelle occasion plus propice aux débuts ? Le public de passage n’est point de ceux qui boudent à leurs plaisirs ; tout ce qu’on lui représente, il le prend sans sourciller. C’est ainsi qu’on a pu voir se succéder Mme Montalba dans Valentine, Mlle Defrane dans Rachel, Mlle Ploux et M. Melchissédec dans Guillaume Tell, Mlle de Vère dans la reine Marguerite, M. Dereims dans Faust, M. Lorrain, M. Dubulle, Mlle Janvier ; qui encore ? Impossible de les nommer tous, car la procession continue. Évidemment tout n’est pas de premier ordre, il y a là pourtant des élémens à ne point dédaigner pour l’avenir et qui même dès aujourd’hui peuvent servir au second rang. Mme Montalba n’a rien qui l’empêche de figurer convenablement en l’absence de Mlle Krauss. Jeune encore, elle a ses antécédens dramatiques, l’Italie la connaît : voix chaude, bien timbrée dans ses notes graves et tempérament d’artiste. Si le talent de Mme Montalba touche à la saison des fruits, celui de Mlle Ève Defrane est dans sa fleur ; c’est du Conservatoire de Bruxelles que nous arrive la nouvelle Rachel douée d’un chaleureux instinct et d’un organe étendu, dont, sans un incident très opportun, le public du premier soir n’aurait probablement pas eu la confidence. La jeune débutante n’ayant encore paru sur aucune scène, la peur lui serrait la gorge à ce point que, pendant toute la moitié du premier acte, il n’en sortait que des sons étranglés, précurseurs certains de la déroute. Les choses menaçaient donc de mal tourner, lorsque M. Villaret intervint vigoureusement en bon camarade. Dès les premières mesures du finale, à la faveur des tintamarres du défilé, il lui souffle à l’oreille : « Du courage, ma pauvre enfant, ou vous êtes perdue ! Écoutez, tenez, imitez-moi, » et, là-dessus, il entonne à pleins poumons la magnifique phrase d’Éléazar : « O ma fille chérie ! » Les applaudissemens éclatent à deux reprises ; l’impulsion était donnée ; Rachel s’élance sur la trace. La voix étouffée, comprimée secoue l’obstacle et monte aux étoiles d’un essor superbe et lumineux dont la salle entière s’émerveille ; la partie était gagnée. Voix également bien timbrée que Mlle de Vère, appelée à jouer les princesses, voix de chanteuse légère, brillante, assouplie au trille, aux vocalises dont Meyerbeer a surchargé cette partie de Marguerite, fouillée, fleurie, agrémentée comme un chapiteau de la renaissance. Mlle de Vère chante le rôle ou plutôt elle s’en tire musicalement, car l’expérience du théâtre lui fait défaut ; elle ignore les planches et ne joue pas un seul instant le personnage. Mais qui donc l’a joué jamais ce personnage de la reine de Navarre ? Est-ce Mme Carvalho, qui, passé la célèbre cavatine et ses trois salves de bravos dûment encaissées, se désintéressait de l’action et daignait à peine répondre aux répliques ?

Du côté des hommes, il nous faut constater d’importantes