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Admettons cependant que le criminel soit enfin incarcéré, — ce qui arrive encore quelquefois. — Comme la promiscuité la plus complète règne dans les prisons, s’il est novice, le détenu mis en contact avec les pires voudra les égaler ou sera enrôlé de force ; un endurci trouvera toutes facilités pour préparer de nouveaux crimes. C’est des prisons, on ne peut le nier, que partent les falsifications les plus ingénieuses, les chantages les plus scandaleux. En fin de compte, l’évasion semble être à toute heure à la discrétion des prisonniers ; les plus dangereux n’attendent, dirait-on, pour prendre le large que d’avoir combiné le plan de quelque bon coup. Si, par aventure, les issues sont bien gardées et que l’évasion soit impossible, outre la protection décidée que le bandolerisme rencontre chez certains personnages politiques et qu’on ne saurait plus mettre en doute, l’indulgence universelle, dans un pays où l’on est peu habitué à la justice rigoureuse, vient en aide aux détenus et leur obtient, tel jour, une diminution de peine, tel autre, leur grâce entière. C’est ainsi que même les qualités du caractère espagnol, cette charité ardente qui anime tous les cœurs, se manifestent au préjudice de l’intérêt public. Rien en effet n’émousse le sens moral comme l’aumône inépuisable qui encourage l’oisiveté, comme l’intérêt qu’inspire un malfaiteur et qui ne serait pas moins vif s’il s’adressait au malheur immérité d’un honnête homme. Ainsi les salutaires distinctions entre le bien et le mal arrivent à s’effacer.

La procédure civile n’est pas moins vicieuse : tout s’y passe également par écrit ; rien d’oral et de public que la plaidoirie et le prononcé du jugement. Enfin il est permis d’introduire des incidens étrangers au fond du procès qui font perdre celui-ci de vue et ajournent indéfiniment la sentence. Ainsi conçoit-on que la Gazette officielle de Madrid ait publié une citation d’un juge d’Azpeitia, datée du 19 août 1879, appelant un témoin à comparaître au sujet d’un choc de chemin de fer survenu le 3 octobre 1864 ? L’administration économique de Malaga recherche en ce moment les conseillers municipaux de 1838 pour les faire témoigner en justice à propos d’une falsification de titres d’un emprunt de 200 millions de réaux émis à cette époque. La propriété des fameuses mines de chaux de Logrosan est en litige depuis quarante ans, et la contrée attend en vain la prospérité qu’amènerait l’exploitation. Sans atteindre à ces proportions épiques, la durée des procès en moyenne n’est pas inférieure à quatre ou cinq ans. Du reste, les procès pullulent, parce que bon nombre d’avocats et d’hommes de loi sans ouvrage en avancent les frais, cherchant partout des cliens qu’ils poussent à intenter des affaires, sous le premier prétexte venu,