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Cependant Lanfrey aurait manqué à ses habitudes de justice distributive si, après ces deux exécutions sommaires, il ne s’était tourné du côté de ses amis les démocrates. La lecture de l’Essai de Daunou sur les garanties individuelles et la publication des Mémoires sur Carnot par son fils lui fournirent le moyen, qu’au besoin il aurait cherché, de bien établir son impartialité. Il n’était pas homme à se laisser arrêter par la crainte de froisser les susceptibilités trop naturelles de l’homme de bien, justement estimé dans le parti républicain, dont la piété filiale avait voulu élever un monument à la gloire du vainqueur de Wattignies, de cet infatigable membre du comité de salut public qui correspondait de sa main avec les chefs de nos quatorze armées, et que, dans le langage déclamateur du temps, on appelait « l’organisateur de la victoire. » Mais, dans l’intervalle entre ses dépêches, Carnot ne se faisait pas scrupule de mettre couramment son nom, sans jamais y regarder, au bas des nombreux arrêts de mort que ses redoutables collègues ne se lassaient point de présenter à sa signature. Aux yeux de Lanfrey, il a sa parti de responsabilité et de complicité dans leurs actes. Pas plus pour le membre du salut public que tout à l’heure pour le chef du premier empire, il ne consent à admettre cette théorie de certains historiens : « Il a sauvé la patrie, donc il est innocent. » Si Carnot, au lieu d’être un héros, répond Lanfrey n’eût été qu’un caractère pusillanime, il n’aurait pas agi autrement qu’il n’a fait. Si une telle réhabilitation est acceptée (et il y a beaucoup de gens intéressés à ce qu’elle le soit), il ne faut plus parler de morale politique. » Il n’hésite pas un instant entre les deux démocraties de la convention, « dont l’une, celle de la gironde, était, suivant lui, libérale autant qu’égalitaire, et celle de la montagne, qui faisait de la souveraineté populaire un despotisme mille fois pire que celui de l’ancien régime, un arbitraire illimité auquel tous les droits individuels étaient sacrifiés. »

Dans l’étude sur Daunou, il constate non plus avec amertume, mais avec tristesse, les dispositions morales qui faisaient de cet ancien oratorien, « naturellement timide, renfermé, passif, dont la sagesse était toute bourgeoise, un caractère plus fait pour les études solitaires que pour les agitations de la vie publique. » Il explique par cette faiblesse incurable de l’honnêteté qui transige parce qu’elle n’est point soutenue par « le point d’honneur, cet admirable supplément à la vertu, la conduite de l’ancien girondin à l’époque du 18 brumaire, l’insuffisance et la pauvreté de son opposition sous le consulat et surtout sous l’empire. » Il trouve qu’elle a je ne sais quoi de contraint et d’humilié qui lui répugne. « Daunou, ajoute-t-il, ne fut pas élu sénateur, mais il fut éliminé du