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Mais la lutte est-elle possible ? se demande Everard :


… On lutte contre un homme, contre un parti, contre une armée ; on ne lutte pas contre une société, contre une époque ! Qu’un tyran me mette un bâillon sur la bouche, qu’il enchaîne ma main et ma pensée, je n’aurai besoin que d’un regard pour me créer des complices et réveiller la haine endormie au fond des cœurs. Mais si ce tyran s’appelle tout le monde, si au pouvoir politique il joint cette force formidable sur laquelle vous n’avez pas plus de prise qu’un moucheron sur une montagne, si telle est la puissance qui m’écrase, je me réfugie en moi-même et je me tais. Le mépris est un grand consolateur.


Avec les sentimens dont il l’a doté, l’auteur des Lettres d’Éverard était à son aise pour prêter à son héros les appréciations les plus sévères sur les partis politiques, sur les coteries et sur tous les personnages plus ou moins fameux avec lesquels il le fait se rencontrer à Paris. La malice contemporaine n’a pas manqué de mettre des noms propres sur la plupart des figures esquissées par ce crayon moqueur. Elle a cru reconnaître Pierre Leroux, Proudhon et plusieurs de leurs adeptes sous les traits dont Lanfrey s’est amusé à affubler les sectaires de l’école socialiste et radicale. Les sommités les plus éminentes de la littérature n’auraient pas davantage été épargnées. Ni M. Cousin, ni M. Sainte-Beuve n’auraient échappé à sa verve caustique. C’était eux qu’il aurait visés lorsque, par la bouche d’Éverard, il reprochait aux plus illustres esprits de son temps d’employer leur incomparable talent, les uns « à réduire la philosophie à une sorte de fatalisme politique, » les autres « à décorer du nom de grande critique un scepticisme sans originalité et sans grandeur qui lui semblait n’obéir, au contraire, qu’à des aspirations assez petites. »

Ces suppositions étaient-elles bien fondées ? Nous ne le pensons pas. En réalité, Lanfrey a plutôt songé à reproduire des types généraux qu’à tracer aucun portrait individuel. Dans le rôle de censeur où il se complaît, ce Caton de vingt ans procède par des exécutions en masse, mais il y a des catégories de personnes contre lesquelles il s’acharne plus volontiers. Les jeunes gens et les femmes de son temps ont eu la malchance d’exciter particulièrement ses colères les plus vives et de servir de cible habituelle à ses plus implacables railleries. Mais voyez la singularité ! ce furent précisément les jeunes gens et les femmes qui firent d’abord le succès des Lettres d’Éverard. N’avait-on pas vaguement entendu dire qu’à l’exemple de son héros, allant, de parti-pris, chercher la mort dans une entreprise désespérée sur les côtes de la Sicile, Lanfrey avait été au moment de s’engager parmi les volontaires italiens ? C’était plus que