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d’un masque qui cache à peine son visage, et avec un accent qu’il ne déguise qu’à moitié, le jeune émigrant de Chambéry se donne le plaisir de faire entendre les plus dures vérités non-seulement aux hommes du pouvoir, mais à cette société parisienne au milieu de laquelle il végète depuis quatre ans, et dont il a soigneusement noté, avec une colère méprisante, toutes les défaillances. Personne n’est à l’abri des sarcasmes qu’il décoche contre la génération dont il fait partie. Signaler les symptômes des maladies qui la travaillent, tel est le but évident de Lanfrey. On sent qu’il a souffert cruellement de la contrainte imposée par les circonstances du temps et de l’impossibilité où il s’est trouvé de traduire en actes virils les sentimens d’indignation qui l’assiègent. L’inaction à laquelle il lui faut se résoudre est pour lui un supplice insupportable. « Lorsque l’homme n’a plus le droit d’agir, fait-il dire à Everard, l’écrivain n’a qu’à se taire. Dans un temps de servitude la littérature, quand elle n’est pas une conspiration, n’est plus qu’une complicité. Écrire pour écrire est une faiblesse, écrire pour se distraire serait presque une trahison… L’événement n’est point un juge dont les arrêts soient sans appel, car il se charge presque toujours de les réviser lui-même. Rien ne se perd en ce monde, et lorsqu’on poursuit un but légitime, la défaite et l’échec sont parfois les gradins par lesquels on arrive à la victoire. » C’est Éverard qui est chargé de nous dévoiler la cause des tristesses : de Lanfrey :


Souvent une époque paraît morte parce qu’elle sommeille, mais la vie éteinte dans la masse, persiste dans quelques êtres privilégiés qui en conservent le dépôt sacré. Il en est ainsi de la nôtre. Telle âme sert de refuge à son génie, telle autre à sa vertu, telle autre à la science… Eh bien ! moi, je suis l’hôte de sa honte et de ses regrets.


En fait de profession, le héros dans lequel Lanfrey se personnifie n’hésite pas à se décider pour le rôle de « candidat grand homme à perpétuité. »


Tandis qu’une voix lui souffle à l’oreille : Reste isolé, souffre en silence, retrempe ta volonté dans le travail sans gloire, mais non sans récompense, une autre voix lui crie : Notre époque veut des soldats et non des solitaires. Attends-tu, pour te décider, que ton cœur refroidi ait cessé de battre, ou que ta main débile ne puisse plus soulever une épée ? Non, marche, lutte, dévoue-toi, espère, aime, souffre, mêle ton sang et tes pleurs à ceux de tes frères, et si tu tombes avant le temps, ce sera du moins avec l’orgueil d’avoir accompli ton destin… Se résigner, c’est s’avouer deux fois vaincu, car la résignation est la défaite de l’âme… Lutte enfin soit avec la plume, soit avec l’épée.