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Tcherkaski avait, par son zèle en faveur des paysans, soulevé parmi la noblesse une véritable tempête. Brillant et éloquent, d’un tempérament belliqueux et fait pour la lutte, il allait jouer dans les premières escarmouches le rôle de tirailleur, et c’est à lui qu’étaient réservés les plus grands succès oratoires lorsque entrèrent en lice les députés récalcitrans des comités provinciaux.

Milutine ne s’était pas trompé en offrant comme appât à Samarine des luttes, des calomnies et des ennuis de toute sorte. La commission siégea près de deux ans, et durant ces deux années, ce ne fut dans son sein qu’une longue guerre civile compliquée de combats incessans contre les adversaires du dehors. Sans parler de l’opposition, tour à tour sourde et bruyante, de la cour et de la noblesse de province, les comités de rédaction étaient eux-mêmes loin d’être unis et homogènes. Le personnel en reflétait toutes les incertitudes et les anxiétés du pouvoir suprême. Aux représentans des intérêts aristocratiques ou des traditions autoritaires tels que le général Mouravief, on avait accolé des hommes suspects de radicalisme tels que Milutine, et pour couronner le tout, à la tête d’une assemblée divisée était un président indécis et flottant, inutilement conciliant, ballotté entre des opinions contraires et, par ses propres hésitations, peu capable d’imprimer aux travaux une ferme direction.

Au moment où siégeait cette sorte de constituante rurale, un esprit aigri et sarcastique qui, sur la jeunesse russe, devait avoir une pernicieuse influence, l’un des doctrinaires du radicalisme, Tchernychevski, récemment mort en Sibérie après quatorze ans d’exil, décrivait à sa manière dans ses Lettres sans adresse, les procédés et les méthodes de la commission[1]. Avec la naïve ingénuité d’un sectaire ou la mensongère duplicité d’un libelliste, l’apôtre du nihilisme représentait ces commissions si tourmentées comme obéissant militairement aux injonctions du président. Tchernychevski se plaisait à décrire, à ce propos, ce qu’il appelait avec ironie l’ordre bureaucratique. Rien au fond n’était plus contraire à la vérité. Si cet ordre bureaucratique, qui consiste à remplacer les convictions par un mot d’ordre, a trop souvent régné en Russie, il faisait entièrement défaut dans les comités de rédaction. Il faut le dire à l’honneur des Russes de l’un et l’autre parti, avocats et adversaires des paysans défendaient leur sentiment avec autant d’énergie et de liberté qu’en un libre parlement d’Occident, et le gouvernement, en raison même de ses propres incertitudes, ne fermait la bouche à personne.

  1. Pisma bez adressa. Ces Lettres, qui n’on jamais été terminées, n’ont paru qu’en 1873, à l’étranger, dans le Vpéred (revue révolutionnaire de Lavrof).