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où elle ne craignait pas de mettre le pied et qu’elle parcourait volontiers sous la direction de guides qui, par leur science ou leur position, lui inspiraient confiance. Dans un billet de 1859 par exemple, Milutine lui recommande un mémoire sur la création d’une banque de Russie à l’imitation de la banque de France ; la princesse était habituée à recevoir de pareils mémoires, elle se les faisait lire ou analyser par une de ses demoiselles d’honneur qui avait la spécialité de ce genre de travail. Entre elle et Milutine cependant le principal sujet d’entretien, on pourrait dire le principal lien, était la grande question du jour, l’émancipation, qui depuis que le nom en avait été solennellement prononcé à Moscou, passionnait la grande-duchesse. A ses yeux, la présence de Milutine au ministère était indispensable au succès de la réforme, dont, de concert avec elle, il avait de longue date médité les conditions. Pour le retenir à son poste, elle traitait ses projets de retraite, à la veille de la bataille décisive, comme une. sorte de désertion ou de trahison des intérêts du peuple.

A ses encouragemens la tante de l’empereur ne laissait pas de mêler quelques conseils et remontrances. Avec un tact de femme joint à une longue expérience des cours, elle représentait à Milutine qu’il était en partie responsable des préventions qu’il rencontrait. Ce qu’elle lui reprochait depuis longtemps, c’était de trop s’absorber dans son service, de trop s’isoler, et, dans un pays où les relations personnelles sont toutes-puissantes, de se tenir trop à l’écart de la société, du monde, de la cour. Le meilleur moyen, disait-elle, de lutter contre ses détracteurs, c’était de se faire voir, de montrer « que le diable n’était pas aussi noir que sa réputation. » Malgré son peu de goût pour le monde, dont la frivolité lui répugna toujours, les circonstances obligèrent peu à peu Milutine à se conformer aux leçons de la princesse ; il y gagna quelques amis, mais peut-être aussi quelques envieux et quelques adversaires de plus.

Trois ou quatre jours après la séance du comité des ministres mentionnée plus haut, la grande-duchesse donnait dans ses petits appartemens une soirée intime où n’étaient invitées que vingt-cinq ou trente personnes. Fidèle à son programme, elle y présenta Milutine à l’impératrice et au prince Gortchakof, que Milutine put remercier de son attitude au comité des ministres. L’impératrice, femme modeste, moins brillante ou moins libre au premier rang que la grande-duchesse au second, l’impératrice, morte le printemps dernier, a durant toute sa vie cherché à se tenir à l’écart de toute coterie et de toute intrigue de cour. D’une cordiale bonté et d’un tact exquis, elle accueillit Milutine avec bienveillance, s’entretint quelques minutes avec lui et le comte B. de l’affranchissement des serfs, exprimant le regret que plusieurs hauts