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et parfois presque de tragique aux péripéties ignorées de cette carrière bureaucratique, aux ingrats et obscurs combats soutenus dans l’ombre des silencieux couloirs des chancelleries pétersbourgeoises.


II

Les débuts de la carrière de Nicolas Alexèiévitch avaient été heureux et rapides. A peine entré au ministère de l’intérieur, le jeune Milutine était distingué par le ministre d’alors, le comte Strogonof, qui vingt ans plus tard se plaisait à lui rappeler « qu’il avait été le premier à découvrir sa valeur. » Le ministre avait un jour été frappé d’un mémoire sur les disettes, sujet pour la Russie d’une actualité toujours persistante. Il voulut faire la connaissance de l’auteur : c’était Milutine, alors âgé de vingt-deux ans. Plus tard, Nicolas Alexèiévitch racontait en riant qu’en se voyant ainsi subitement mandé dans le cabinet du ministre, il craignait d’avoir commis quelque crime involontaire et se préparait déjà au voyage de Sibérie. Le comte Strogonof eut peine à croire qu’un si jeune homme fût l’auteur d’un mémoire d’une telle maturité ; pour éprouver la précoce capacité de ce nouvel employé, il lui enjoignit de revenir le lendemain, et lui fit faire dans son propre cabinet un travail sur les premiers projets de chemins de fer dans l’empire. Il va sans dire que l’épreuve tourna au profit du jeune homme.

Sous le comte Pérovsky, successeur de Strogonof, Milutine sut également mériter la confiance de son chef. A vingt-huit ans, en 1846, il préludait à ses grands travaux législatifs par une des trop rares réformes accomplies sous Nicolas, celle de la douma, ou municipalité de la capitale. Il avait déjà la haute main dans le département économique (khoziaïstvenny departament) et, grâce à lui, le ministère de l’intérieur devint bientôt la terreur de tous les propriétaires enclins à abuser de leur autorité sur les paysans. A en croire les mauvaises langues, Pérovsky, dénué de tout talent oratoire, recourait au procédé de certain personnage de Le Sage dans Gil Blas : il chargeait son jeune subordonné de lui composer des discours qu’il récitait ensuite au conseil de l’empire ou ailleurs, si bien qu’il finit par se faire ainsi une réputation d’intelligence et de hardiesse.

C’est sous ce ministre, en 1847, que fut formé par l’empereur le premier comité secret pour améliorer la condition des serfs. Malgré le bon vouloir du souverain et du ministre, les travaux de ce comité n’aboutirent à rien. La sourde opposition des hauts fonctionnaires, secondée à point par l’explosion soudaine de la révolution de 1848, triompha de toutes les velléités émancipatrices de Nicolas. Depuis