Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/563

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Turgot, qui, pour prévenir la révolution, tentaient de la devancer et de la rendre inutile.

Le nom de Milutine, doublement illustré sous le règne actuel, avait peu de notoriété avant notre époque. Tout son éclat lui vient des deux frères Nicolas et Dmitri, qui, l’un au service civil, l’autre au service militaire, se sont tous deux élevés au premier rang. Si, comme les annuaires russes en font foi, les relations de famille et les protections de cour sont toujours en Russie la meilleure clé de la fortune, le mérite peut aussi monter parfois aux plus hauts échelons de la hiérarchie bureaucratique, sans être, comme chez nous avant la révolution, arrêté au sommet par l’inique barrière des préjugés. Les deux Milutine ont ainsi pu attacher leur nom, jusque-là obscur, aux plus grandes mesures du règne d’Alexandre II. C’est le frère de Nicolas Alexèiévitch, Dmitri Milutine, aujourd’hui encore et depuis dix-huit ans déjà ministre de la guerre, qui a étendu à tous les Russes, sans distinction de classe ou de fortune, l’obligation du service militaire, accomplissant ainsi dans l’armée une réforme analogue à celles suggérées par son frère dans le domaine civil.

Pour être étranger à la haute aristocratie, à la znat, N. Milutine n’en appartenait pas moins par sa naissance à la noblesse, du à ce qu’on désigne de ce nom en Russie, au dvorianstvo. On l’a souvent représenté comme d’extraction bourgeoise, marchande ; c’est là une erreur qu’il serait puéril de relever, si l’on n’avait parfois fait de cette origine plébéienne la cause secrète de son antipathie pour les privilèges, le principe de ce qu’on appelait sa haine pour la noblesse. En réalité, comme tous les hommes civilisés de leur génération, comme aujourd’hui encore la plupart des démocrates ou des nihilistes de leur pays, les Milutine sortaient de la noblesse, fort nombreuse et mêlée comme on le sait, et par là même moins que partout ailleurs portée aux préjugés de caste ou de naissance. La vérité, d’après nos renseignemens, est que la famille des Milutine est déjà ancienne. Comme tant des plus illustrés maisons russes, elle provient de l’étranger, non point de l’Occident latin ou germanique, mais bien d’une terre slave étroitement apparentée à la Russie, et peut-être cette origine a-t-elle été pour quelque chose dans les tendances ou les sympathies de Nicolas Alexèiévitch. C’est de Serbie, un pays à mœurs démocratiques, où, de même qu’en Biscaye, tous les hommes libres se considèrent comme nobles, que les Milutine font sortir leur famille. Dans cette primitive patrie, ils avaient eu la plus grande gloire qu’on puisse rêver en une contrée patriarcale, ils avaient, nous assure-t-on, donné à la Serbie un saint du nom de Stéphane Milutinovitch. C’est vers la fin du XVIIe siècle que paraît remonter leur établissement