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I

À cette étude rétrospective d’un passé si récent encore je donnerai la forme d’une biographie, — grâce aux lettres et aux souvenirs en ma possession, je pourrais presque dire d’une autobiographie. — Le héros est une des plus hautes et plus caractéristiques figures de la Russie contemporaine, l’un des hommes dont, pendant la période d’activé fécondité du règne actuel, l’influence a pénétré le plus avant dans la nation ; celui de tous, par contre, qui, encore aujourd’hui, passionne le plus ses compatriotes, excite le plus d’admirations et de colères. Je veux parler de Nicolas Milutine, dont le nom reste indissolublement lié aux plus nobles réformes de la Russie et aux navrantes affaires de Pologne.

Mort à Moscou en 1872, à peine âgé d’une cinquantaine d’années et déjà paralysé et retiré des affaires, N. Milutine a longtemps été signalé à l’étranger comme le plus pur représentant du tchinovnisme et le chef incontesté du parti national et démocratique[1]. Je n’ai pas besoin de rappeler ce qu’en Russie ont d’équivoque ou de conventionnel toutes les dénominations et classifications de ce genre. Ce qui est certain, c’est que Milutine pourrait personnifier ; quelques-unes des tendances les plus marquées ou des aspirations les plus fréquentes de l’esprit russe contemporain. Une chose le distinguait avant tout : son amour du peuple et sa haine des privilèges. C’était pour les masses si longtemps opprimées qu’il voulait travailler, gouverner, légiférer. Or, nous avons dû plusieurs fois le remarquer, si, entre les multiples réformes du règne actuel, grandes et petites, il y a, en dépit même de leur incohérence, un trait commun qui en fasse l’unité, c’est que toutes tendent plus ou moins directement à l’abolition des privilèges du rang, de la naissance ou de la fortune, au renversement de toutes les barrières de castes ou de classes. N. Milutine a été l’un des plus ardens inspirateurs de cet esprit de justice et d’égalité qui, sur un sol raviné par le servage et hérissé de privilèges, s’appliquait à effacer toutes les aspérités sociales. Chez un peuple où les inégalités et les iniquités de toute sorte s’étaient, en dépit du vieux fonds démocratique, enracinées dans les mœurs, cela seul eût suffi pour que Milutine et ses amis fussent taxés de rouges, de niveleurs, de révolutionnaires. En France, avant 1789, il n’en a pas fallu autant pour que, dans la cour et les salons, on traitât de même les hommes tels que

  1. Voyez par exemple, Aus der Petersburger Gesellchaft von einem Russen, ouvrage traduit en français sous ce titre : la Société russe par un Russe (1878), et le volume anglais de l’Allemand Eckardt : Modern Russia (1870).