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encore plus écrasante et plus insupportable que celle des individus parce qu’on rencontre partout ses yeux et son bras[1]. Enfin, ce qui était une vraie trahison envers le peuple, n’avait-il pas osé flétrir Robespierre et dire de Mirabeau (un noble !) qu’il était un de ces hommes qui suffisent à la gloire d’une nation et d’une époque ? Comment parlait-il de Lafayette, cet autre noble ? Ne lisait-on pas dans son nouveau livre « que le jeune et brillant héros des guerres d’Amérique représentait la chevalerie enrôlée au service de la révolution, et qu’avec lui les vertus des vieux âges, l’honneur, la loyauté, le désintéressement, l’amour de la gloire avaient passé dans le camp des idées nouvelles ? » N’avait-il pas été jusqu’à citer avec éloge les noms de MM. de Montmorency, de La Rochefoucauld, d’Aiguillon, de Noailies « la fleur de la noblesse française, accourue d’elle-même au-devant des sacrifices, » et trouvé « qu’on avait trop oublié ces gentilshommes si généreusement dévoués à une cause qui loin d’être la leur, les dépouillait avant de les immoler[2] ? » Pareilles assertions étaient, aux yeux des démagogues, autant de crimes impardonnables, et dans la réalité, ils ne les lui ont jamais pardonnés.

La publication de son second ouvrage ajouta sans doute à la réputation de Lanfrey, mais elle n’apporta dans son existence aucun changement avantageux. Il se sentait plus considéré, mais en même temps plus isolé qu’il ne l’avait encore été. 1858 et 1859 furent pour lui des années pleines de tristesse et marquées par de très rudes épreuves. Au printemps de 1858, il avait eu la douleur de perdre son ami, M. Ary Scheffer, revenu d’Angleterre dans un état désespéré, et qu’il pleura, écrit-il à un ami, comme jamais homme n’a été pleuré après sa mort. C’était chez M. Scheffer qu’il avait connu Manin. L’illustre patriote italien l’avait nommé son exécuteur testamentaire, et ce fut comme membre du comité français de souscriptions pour le monument à élever à la mémoire de Manin, que Lanfrey se rendit à Turin avec M. Ferdinand de Lasteyrie vers le milieu de cette même année, afin de se concerter avec le comité piémontais. En revenant d’Italie, il s’arrêta quelque temps dans une petite maison de campagne louée aux environs de Chambéry. Il y avait trop longtemps qu’il souffrait d’être privé de la vue de ses chères montagnes et des jouissances du foyer natal. « Je me sens pris, écrivait-il à sa mère, d’un immense besoin de vous voir et de marcher à quatre pattes sur l’herbe. »

Lorsqu’il reprit sa vie de Paris, Lanfrey eut bientôt occasion de s’apercevoir à ses dépens combien il était dangereux alors pour un

  1. Essai sur la révolution française, page 55.
  2. Ibid., page 93.